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persévère est traduite si éloquemment, que le spectateur saisit du premier regard l’intention de l’auteur, et plus il étudie son œuvre, plus il reconnaît que la main a fidèlement obéi à la pensée.

Le Chasseur de la garde et le Cuirassier blessé annonçaient clairement que Géricault rompait sans retour avec les traditions, de l’école. Aussi l’alarme fut grande parmi les disciples fidèles : l’étonnement fit place à la colère et l’anathème. Je n’ai pas entendu les imprécations prononcées contre le chef de la nouvelle hérésie ; mais le témoignage des contemporains nous les a transmises, et nous devons les envisager comme un cri de guerre, car dans le domaine de l’art commençait une lutte sérieuse, une lutte acharnée. Géricault n’entendait.pas nier dans leur ensemble toutes les traditions de la peinture. Tous ceux qui ont vécu dans son intimité savent à quoi s’en tenir sur ses prétentions : ils n’ont jamais surpris en lui les symptômes d’un orgueil immodéré. Fermement résolu à poursuivre ce qu’il avait entrepris, il avait une fois bien plus vive dans la légitimité du but qu’il se proposait que dans l’étude de ses forces. S’il était permis de comparer la réforme de la peinture à la réforme de la philosophie, je mettrais volontiers sur la même ligne la tentative de Géricault et la tentative de Descartes. Ni l’un ni l’autre n’étaient égarés par l’orgueil au point de vouloir effacer le passé. Géricault ne croyait pas créer la peinture, pas plus que Descartes ne croyait créer la philosophie. Il se révoltait contre l’école de David comme Descartes s’était révolté contre la scolastique, et de même que le gentilhomme tourangeau, pour ramener la philosophie dans la voie de la vérité, avait commencé par affirmer la pensée pour déduire de cette affirmation l’existence de l’ame, l’existence de Dieu, l’existence du monde entier, — Géricault, pour ramener la peinture vers son but, retournait violemment à l’origine même de l’art, c’est-à-dire à l’imitation de la nature. Je ne crois pas, malgré le réalisme empreint dans ses œuvres, qu’il voulût réduire l’art à l’imitation de la nature, qu’il n’aperçût rien au-delà de la réalité. Une telle assertion ne tiendrait pas contre l’étude des deux tableaux que je viens d’analyser. Ni le Chasseur de la garde, ni le Cuirassier blessé ne peuvent être considérés comme une imitation littérale de la nature : l’imagination joue un grand rôle dans ces deux compositions. Il est permis d’affirmer, en présence de ces deux tableaux, que, pour Géricault, l’imitation de la nature n’était qu’un moyen d’exprimer la pensée, et.non pas le but même de la peinture. Cependant je conçois très bien que ses admirateurs se soient mépris sur ses intentions, et je ne m’étonne pas qu’ils aient confondu le moyen avec le but, car il y a, dans le Chasseur de la garde et dans le Cuirassier blessé, une telle réalité, que l’imitation semble, au premier aspect, avoir absorbé toute l’énergie de la volonté. Il faut regarder long-temps ces deux figures pour faire la part de l’idéal ; mais il me semble impossible de ne pas la faire,