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le but qu’ils se proposaient et le but qu’ils ont touché, est pour nous la seule mesure de leur mérite. Or, envisagé de cette manière, le Chasseur de la garde ne peut être rangé parmi les œuvres de second ordre. Il n’est pas douteux en effet que Géricault, en nous représentant un chasseur de la gardeàa la tête de son escadron, entraînant ses camarades par sa vigueur, par sa résolution, n’ait voulu nous peindre la vie militaire sous une face héroïque. Et qui oserait dire que le portrait de M. Dieudonné n’ait pas pleinement réalisé le vœu de Géricault ? Le regard étincelle, la bouche frémit, les narines se dilatent, le mouvement du corps exprime l’état d’un homme qui va joyeusement au-devant du danger ; le cheval, puissamment étreint par le cavalier, s’associe avec ardeur à l’élan de son maître. L’escadron s’ébranle et se précipite sur les pas de son chef. Que faut-il de plus pour démontrer que l’auteur a victorieusement accompli sa volonté ?

Si, comme je le crois, le mérite d’une œuvre se mesure d’après le rapport établi entre le but marqué et la route parcourue, il me semble difficile de contester la valeur du Chasseur de la garde, car l’intention de Géricault n’a certes rien d’équivoque, et l’émotion qui s’empare du spectateur en présence de son tableau prouve assez clairement que son esprit a trouvé dans sa main un interprète éloquent et docile. Je sais que les juges, d’ailleurs très bienveillans, ont trouvé dans le mouvement du cavalier quelque chose de théâtral. J’accepterais la réprimande et je la tiendrais pour fondée, s’il ne s’agissait pas d’entraîner un escadron et de le lancer sur l’ennemi ; -mais, étant -donnée la pensée qui a inspirée ce tableau, j’aurais peine à comprendre que Géricault eût prêté à son cavalier un autre mouvement. Le chasseur se retourne à demi sur sa selle comme pour adresser à ses camarades une dernière parole d’encouragement. Que cette demi-conversion, exécutée sur un cheval lancé au galop, rentre dans les données des exercices que nous voyons chaque jour au cirque et au manège, je ne veux pas le nier. La question se réduit à savoir si le mouvement prêté au cavalier par Géricault est conforme à la vérité ; or, je ne crois pas qu’on puisse le contester. C’est pourquoi je ne vois dans le reproche dont je parlais tout-à-l’heure qu’une objection spécieuse. Du moment en effet, que le mouvement blâmé comme théâtral exprime très nettement une intention très vraie ; la discussion est close, et l’objection ne vaut pas la peine d’être réfutée.

Quant à l’exécution proprement dite, le Chasseur de la garde ne mérite pas de moindres éloges. Si la composition est bien conçue, toutes les parties du tableau sont traitées avec une énergie, une précision qui révèlent chez le jeune peintre un savoir très avancé. Bon gré mal gré, il fallait bien admirer l’aisance avec laquelle l’auteur s’était joué des difficultés de son art. Quoiqu’il n’eût alors que vingt-deux ans, il