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numérique sur la flottille dominicaine[1] ; mais on a vu par quels invraisemblables amiraux la première était commandée, tandis que la seconde est montée par de véritables matelots, et appelle en outre à elle tous les aventuriers de mer qui voudront recommencer sous son pavillon et sur le même théâtre le terrible roman des flibustiers. Les coups de main que mentionne la proclamation de Baez étaient dus à un de ces aventuriers, à un Basque nomme Fagalde, capitaine marchand de Bordeaux, et qui, expulsé de Cayenne pour je ne sais plus quel coup de tête politique, venait d’être placé à la tête des forces navales de l’est. Invisible le jour, Fagalde débarquait la nuit, seul et sous un déguisement sur la plage qu’il voulait reconnaître, buvait et dansait toute la soirée avec les noirs, les émerveillait par ses talens de société, et, la reconnaissance finie, allait rejoindre la flottille qui, avant l’aube, tombait comme l’oiseau de proie sur le point indiqué. Les haïtiens, qui font presque tous leurs transports de denrées par mer, n’osaient plus laisser sortir une barque, et un chapelet de villages incendiés commençait à dessiner les contours de leurs côtes, lorsque Fagalde se fit tuer d’un coup de couteau dans une affaire de cœur.

Non, le véritable danger n’est pas pour les Dominicains dans une invasion, il est dans le fait seul de la guerre. Sans parler des inévitables ravages que la guerre entraîne pour un pays dont la véritable frontière, celle qu’il importe le plus de ne pas dégarnir, ne commence qu’assez avant dans l’intérieur, l’obligation de tenir sur pied la portion la plus active de sa population agricole suffirait à réduire cette petite nation aux abois, car l’agriculture est son unique ressource aujourd’hui que le débouché haïtien est fermé à ses bestiaux. Le service militaire est bien réparti de façon à ce que la moitié seule de l’armée soit sous les armes en temps ordinaire ; mais à tout bout de champ survient la nécessité d’une levée en masse, et la plupart des cultivateurs, fatigués de perdre leurs récoltes qu’ils devaient, au dernier moment, abandonner sur pied, ont fini par laisser leurs champs en friche. Dès 1847, la république dominicaine avait peine à nourrir ses soldats ; les coupes d’acajou étaient devenues sont unique moyen d’échange avec le dehors ; les marchés d’Europe étaient encombrés de ce bois, l’encombrement avait produit l’avilissement des prix, et les négocians invitaient les coupeurs à suspendre leurs envois, qui ne couvraient même plus le fred. Depuis lors, c’est en argent comptant que les Dominicains

  1. La république s’était mise en quatre pour acheter un petit vapeur dont le commandement fut donné à un Anglais, mais un beau jour l’Anglais mécontent de sa position, décampa, emportant dans la poche de son gilet, pour mieux se faire regretter sans doute, deux ou trois écrous de la machine. La république n’avait pas les moyens de remplacer ces malheureux écrous, et, après deux ans d’attente, elle s’est décidée à convertir ce vapeur en navire à voile.