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de l’histoire de Guillaume de Tyr. Plus loin, analysant le charmant recueil d’historiettes intitulé et Conde Lucanor, le seul des ouvrages de l’infant don Juan Manuel, qui ait été imprimé, e il ne peut s’empêcher d’y apercevoir une imitation de contes orientaux. Je pourrais accumuler les exemples.

Si l’on a lu l’histoire du midi de l’Europe, ou même si l’on jette les yeux sur une carte de la péninsule ibérique, on est disposé plutôt à croire à priori l’inverse de l’assertion avancée par M. Ticknor au sujet de l’origine spontanée de la littérature espagnole. Sans parler des rapports continuels des Espagnols avec les Arabes depuis le VIIIe siècle, on ne peut nier ceux qu’ils eurent en même temps avec la France méridionale, pays qui jouit long-temps d’une civilisation à quelques égards supérieure à celle du reste de l’Europe. Bien plus, de grandes provinces de l’Espagne ont parlé et parlent encore la langue romane, et la civilisation de la Provence a été commune à l’Aragon, à la Catalogne et au royaume de Valence. Or, comme il arrive toujours qu’entre deux peuples voisins, le plus policé exerce une influence considérable sur celui qui l’est moins, il est à croire que la littérature provençale a dû avoir quelque part aux premiers développemens de la littérature espagnole, M. Ticknor, cependant, ne s’est guère préoccupé de l’objection, et cela est d’autant plus singulier que, dans ses notes, il cite souvent MM. Raynouard et Fauriel dont les ouvrages auraient dû au moins lui montrer toute l’importance de la question. Il traite la langue romane comme un patois insignifiant, et c’est à peine s’il consacre quelques pages aux auteurs catalans si nombreux et dont quelques-uns sont si justement estimés. L’examen de la littérature catalane et valencienne ne figure dans son livre qu’en manière d’épisode, et ses meilleurs poètes ou historiens y sont jugés fort sommairement. Il accorde, il est vrai, quelques louanges, en passant, à la chronique de Ramon Muntaner, le Xénophon de ces terribles Almogavares qui subjuguèrent la Sicile et la Morée ; mais, à la froideur avec laquelle il en parle, on serait tenté de croire qu’il ne la connaît que par la pâle contrefaçon espagnole de don Francisco de Moncada. Il ne dit pas un mot de Miguel Carbonell et de ses Chroniques d’Espanya, ouvrage assurément d’une grande importance et qui renferme les mémoires du roi d’Aragon Pierre IV. Cette lacune est inexplicable, et certes les écrivains catalans avaient droit à plus d’égards.

On s’explique jusqu’à un certain point la négligence avec laquelle M. Ticknor a traité la littérature provençale par la très singulière différence qui existe entre les premières productions littéraires des Espagnols et celles des Provençaux contemporains. Rien ne ressemble moins à la galanterie raffinée de ces derniers que les sentimens d’une sauvagerie héroïque exprimés dans les plus anciennes poésies castillanes.