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ces romans qui ait trouvé grace devant ces juges rigoureux. Tirant le Blanc, que Cervantes appelle un trésor de gaieté, une mine de divertissement inépuisable ? il faut aller à Londres, où se trouve le seul exemplaire connu des bibliophiles, jadis découvert par lord Grenville et légué par lui avec sa magnifique bibliothèque au Musée Britannique. Certains ouvrages de Cervantes lui-même ne sont pas moins rares. Une collection complète de ses drames est inconnue ; plusieurs de ses comédies n’ont jamais été imprimées. On en peut dire autant de Calderon et de Lope de Vega, et il est vraisemblable qu’un assez grand nombre d’ouvrages, manuscrits ou imprimés, cités avec éloge par des littérateurs du siècle dernier, ont disparu complètement aujourd’hui.

Une histoire de la littérature espagnole exige non-seulement de longues études, un jugement sain et une patience à toute épreuve, mais encore une certaine indépendance cosmopolite de goût qui dans l’examen d’un ouvrage, ne s’étonne ni de la nouveauté ni même de l’étrangeté de la forme. Il faut se dépouiller pour ainsi dire de sa nationalité, renoncer à ses habitudes et se faire du pays qu’on veut étudier. On nous reproche à nous autres Français, et non sans raison, de ne juger les écrivains étrangers qu’avec nos idées françaises. Nous exigeons d’eux qu’ils se conforment à nos modes, voire à nos préjugés. Quinze jours après la prise de Rome, quelques-uns de nos soldats s’étonnaient dit-on, que les Romains n’eussent pas encore appris le français. Nous sommes un peu tous comme ces soldats ; ce n’est pas sans peine que nous acceptons un point de vue nouveau, et que nous parvenons à comprendre une société qui n’est pas la nôtre. Voyageur, érudit et bibliophile, Anglais par l’éducation, M. Ticknor avait plus de facilité que personne à s’accoutumer à la liberté d’allures des écrivains espagnols, et Shakspeare a dû le préparer à jouir de Lope de Vega. Enfin, en sa qualité de citoyen des États-Unis, il possède un avantage sur les critiques de la vieille Europe, c’est de pouvoir s’occuper de questions littéraires sans y mêler des souvenirs de rivalités nationales. Trente-cinq ans de paix n’ont pas encore effacé tous les préjugés de patriotisme quand même, et il y a encore bien des gens, que j’estime fort, d’ailleurs, qui ne parlent pas de Shakespeare sans penser à la bataille de Waterloo.

Il est facile de voir que l’auteur de l’Histoire de la Littérature espagnole s’est livré à d’immenses recherches ; il a fait une étude approfondie et consciencieuse de la langue castillane et des écrivains espagnols. Après s’être familiarisé avec leurs ouvrages, il a voulu connaître encore les jugemens qu’en avaient portés avant lui les Anglais, les Allemands et les Français. Auteurs originaux, commentateurs, critiques, M. Ticknor a tout lu : je crains qu’il n’ait trop lu. À force de vouloir tout savoir, et dans la crainte de faire quelque oubli, il risque de