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prenait toujours l’avis de ces Iieutenans, le discutait, puis il donnait le sien : il était rare que celui-ci ne fut pas le meilleur. Écoutez parler de lui les officiers qu’il a formés ; écoutez surtout les soldats, dont il connaissait si bien les besoins, dont il surveillait la santé avec une si paternelle sollicitude. Certes, il leur a imposé plus de fatigues et de travaux qu’aucun général ne l’avait peut être fait avant lui ; mais, en prenant, à sa charge la moitié de leurs épreuves, il avait le talent de les leur faire oublier : il vivait ainsi de leur vie. Aussi, ces braves gens l’en ont-ils récompensé en le nommant le Père Bugeaud : touchante appellation oubliée dans nos armées depuis Catinat !


III. — LA GUERRE D’AFRIQUE EN 1840 ET 1841.

À l’époque où le général Bugeaud vint prendre le commandement de notre armée c’est-à-dire au commencement de l’année 1844, la guerre d’AIgérie était entrée dans une de ses phases les plus critiques. Abd-el-Kader avait mis à profit le répit que lui laissait le traité de la Tafna du côté des Français, et l’ascendant qu’il lui avait donné auprès des Arabes. Il s’était d’abord fortifié du côté du désert, prévoyant bien que la région du Tell deviendrait sa base d’opération au retour de la guerre. C’est ainsi que, sur la limite qui sépare le territoire de parcours du territoire de culture, sur toute la ligne du Serssous, il avait édifié une échelle de villes et de postes fortifiés, qui lui servaient en même temps de magasins de provisions et de places d’armes. Takdempt, Thaza, Saïda et Boghar étaient les principales de ces places ; elles étaient situées au méridien de Maskara, de Milianah et de Médéab. Abd-el-Kader savait que nous avions à peine assez de soldats pour occuper les places du littoral ; quant à nos expéditions temporaires dans le Tell, elles nous coûtaient fort cher, et n’assuraient nullement notre domination. Si nous laissions une garnison dans l’intérieur, après l’expédition elle était bloquée, et il fallait bientôt nous remettre en marche pour la dégager ou la ravitailler. Lorsqu’une tribu nous résistait ou nous trompait, nous brûlions ses moissons ; mais il lui restait ses troupeaux, qu’elle avait déjà mis à l’abri de notre atteinte, tandis qu’Abd-el-Kader, lui, si elle nous accueillait, pouvait en même temps brûler ses moissons et enlever ses troupeaux. Aussi, de deux maux ayant à choisir le moindre, entre notre protection lointaine et temporaire et la vengeance toujours présente de notre adversaire, la tribu aimait mieux laisser brûler, ses moissons que se soumettre.

Abd-el-Kader avait compté sur cette fausse position des tribus. En nous forçant vis-à-vis d’elles à l’incendie et à la dévastation, il ajoutait au fanatisme qui les poussait déjà contre notre domination un auxiliaire puissant, la nécessité. C’est donc la nécessité, bien plus