Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 10.djvu/234

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comme un suaire, il n’y a pas de milieu. Impossible d’ailleurs de bivouaquer la nuit, car il faut cacher sa marche à l’ennemi. Au risque donc de s’égarer dans les ténèbres et de doubler les fatigues par l’insomnie, il faut marcher, car on ne peut espérer atteindre l’Arabe que par surprise. Nous n’avons pas, comme lui, nos relais dans le désert et nos stations préparées. Avant tout, il s’agit donc de lutter de ruse. Toute indication manque sur la marche de l’ennemi, il importe de retrouver ses traces et de savoir où il se cache. Les éclaireurs indigènes se mettent en campagne habillés absolument comme les Arabes, ils vont à la chasse des prisonniers. Ils se mêlent aux nomades ; s’ils en trouvent quelqu’un d’écarté, ils le ramassent et le rapportent ; mais si le temps et l’occasion leur manquent de faire des prisonniers, ils allument des feux télégraphiques pour nous avertir et nous informer. Si cette ruse ne réussit pas, on détache au loin les auxiliaires ; ceux-ci disparaissent bientôt au milieu des replis uniformes qui ondulent devant nous comme les vagues de la mer. C’est dans ces replis du désert que se cachent habituellement les Arabes, poursuivis. Quelques heures après, nos auxiliaires reviennent vers nous et simulent une attaque contre nos détachemens. Nos soldats, comme s’ils étaient surpris à l’improviste, se défendent mal et reculent. Au bruit de la fusillade, à la vue de la poussière que soulève la mêlée, les Arabes cachés et épars se montrent et se rassemblent. Si la fantasia de nos auxiliaires est bien exécutée, les Arabes s’y trompent, et, accourant aussitôt de toutes parts pour prendre part à la mêlée, ils tombent dans le piége.

Enfin, après bien des fatigues, bien des privations, bien des dangers de toute nature, nous atteignons au but de l’expédition. Voici le foyer de l’insurrection. Nous sommes sur le terrain où la tribu rebelle a planté ses tentes. Nos soldats pénètrent dans le camp ennemi une demi heure avant le jour, au moment même où les Arabes vont faire leurs ablutions. Y pénétrer plus tôt, ce serait donner le temps à l’ennemi de s’échapper à la faveur de la confusion et des ténèbres ; plus tard, ce serait se découvrir et par conséquent leur donner le temps de nous éviter. Il faut enlever le camp à la baïonnette et sans répondre au feu de l’ennemi, car cela pourrait jeter du désordre dans les manœuvres et entraîner des méprises. Les réguliers de la tribu surprise portent nos efforts d’un seul côté ; ils s’exposent bravement à nos coups, résistent quelque temps à notre attaque et nous attirent enfin avec grand bruit à leur poursuite. Le jour venu, on s’aperçoit que le douar ou la smala, la tribu enfin, a disparu d’un autre côté, et il nous est impossible de retrouver ses traces. C’est par un pareil stratagème que la smala d’Abd-el-Kader nous a glissé trois ou quatre fois entre les mains.

Quand, à défaut des tentes, le territoire abandonné par les tribus nous reste, on court aux silos, car l’orge manque aux mulets et aux