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plus le courage de mourir, tout n’est pas en effet contrainte et stupeur. Il y a aussi beaucoup de cette vénération instinctive de l’Africain pour la main qui le frappe et le pied qui le foule. Le despotisme était ici dans les mœurs avant d’exister dans les choses, et je n’en donnerai qu’une preuve. Lors de la boucherie des mulâtres ordonnée à Saint-Marc par Christophe, un général, pour faire acte d’obéissance, tua de sa propre main sa femme et ses enfans. Si exigeant qu’il fût sur cet article, Christophe trouva lui-même que c’était trop d’obéissance, et d’un violent coup de canne disent les uns, d’un coup de pied, disent les autres, il creva un œil au meurtrier. Eh bien ! la pensée de cet abominable dévouement, qui partout ailleurs ne serait que de la lâcheté poussée jusqu’à l’diotisme, cette pensée a pu trouver place dans l’intelligence, sinon la plus cultivée, du moins la plus droite la plus ferme, la plus avide de civilisation qui ait surgi depuis longues années des rangs de la caste noire. Ce général, ce n’était ni plus ni moins que le futur président Riché[1], le prédécesseur de Soulouque, l’homme d’adoption de la classe éclairée du pays qui l’a pleuré, on peut le dire sans métaphore, avec des larmes de sang. Une classe si indulgente pour le fanatisme de la servilité était évidemment capable de l’éprouver plus ou moins pour son propre compte. Cette prédisposition n’a pas même attendu pour se révéler chez elle l’excitant de la peur : ainsi sous le régime de la constitution ultra-démocratique de 1843, alors que Soulouque n’était que président, les plus fougueux égalitaires trouvaient très naturel et très normal que, dans les dîners d’apparat, il se fît servit par des généraux placés debout derrière sa chaise[2]. Parmi, les révolutionnaires repentis qui exaltent

  1. C’est par erreur que nous avons dit que Riché était griffe, comme il le prétendait d’ailleurs lui-même. Riché était un noir de la nuance relativement claire, des Ibos. Soulouque, à ce qu’on nous a assuré, appartient à la race mandingue, qui constitue avec la race sénégalaise, l’élite de l’espèce noire. Quant au type dominant dans la province du sud, ce foyer du communisme nègre, il appartient à je ne sais plus quelle tribu d’Afrique qui approvisionnait à peu prés exclusivement le marché d’esclaves de cette partie de Saint-Domingue ; et qui se distingue par sa férocité et sa laideur.
  2. Par une de ces exceptions de courtoisie que Soulouque aime à faire en faveur des représentans de la France, notre consul-général partageait ces honneurs aussi flatteurs que génans, et aujourd’hui encore, malgré ses fréquens démêlés avec les amis de sa majesté impériale, M. Raybaud est de toutes les fêtes du palais, baptêmes, fiançailles, mariages, anniversaires, sauf toutefois la fête de Dessalines, qui, à la fin de 1848, a pris rang parmi les solennité nationales. On la célèbre le 2 janvier. La première fois, M. Raybaud avait reçu une lettre d’invitation il la renvoya net au ministre, M. Salomon, avec quelques lignes fort dures, ce que l’on comprendra du reste, si l’on se souvient que Dessalines, ayant chaleureusement adjuré nos colons de revenir à Saint-Domingue, fit égorger, trois mois après, ceux qui avaient répondu à cet appel. M. Salomon, furieux, alla se plaindre au président et lui soumettre un projet de réponse fort vif, que celui-ci mit froidement dans sa poche en disant : « Vous, pas raisonnable ; consul li tini raison. » Bien que cette glorification du plus grand monstre qui ait souillé l’espèce humaine coïncide avec la réaction africaine, elle ne s’y attache pas. La première idée en vient des mulâtres, qui, pour avoir le droit de dire de Toussaint et de Christophe tout le mal qu’ils en pensaient, et surtout dans l’intérêt de leur tactique de gallophobie, avaient jugé habile de faire cette avance au parti ultra-noir. Les deux castes se sont d’autant plus facilement entendues pour réhabiliter Dessalines, qu’elles s’étaient entendues pour l’assassiner.