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de population ; l’un, Barracas (les barraques), où l’on emmagasine les produits des saladeros ; l’autre, la Boca, où viennent en foule s’amarrer les bateaux caboteurs, et dont la plage est couverte de barques en construction ou en radoub. C’est là que nos Basques semblent s’être donné rendez-vous. Sur vingt mille ames, dont se compose la population des deux grandes bourgades, on compte treize mille enfans du Béarn, — les uns employés aux travaux des saladeros, dont ils ont fait la fortune, les autres charpentiers, calfats, forgerons ou exerçant toutes les professions qui tiennent à la construction des navires.

Que de fois, aux jours de fête, parcourant la large voie qui mène de Buenos-Ayres à Barracas, ne nous sommes-nous pas trouvé surpris au bord du Riachuelo par une population vêtue tout entière comme aux bords de l’Adour, ne parlant que la langue du Béarn, ardente aux jeux de boule, à la paume, aux danses du pays basque, et faisant éclater sa joie en chants que les échos des Pyrénées redisent depuis des siècles ! Que de fois aussi, partageant l’illusion de ces braves gens, nous sommes-nous crus sur la route qui conduit de Bayonne à Saint-Jean-de-Luz ! Il n’est pas un étranger qui ne revienne émerveillé de l’ordre, du bien-être, du sentiment de dignité qui respire chez ces hommes tout fiers d’enrichir par leur travail le pays qui leur donne asile. Vous n’entendez pas, au milieu de cette race laborieuse, les violentes diatribes que répètent les journaux d’Europe contre le gouvernement du général Rosas ; tous se louent de la protection que leur accorde l’autorité, tous parlent avec une sorte d’affection du capitaine du port auquel ils ont affaire à Buenos-Ayres.

Veut-on se former une idée de ce que valent aujourd’hui pour la France ces émigrés, dont un grand nombre au départ étaient à peine en état de payer leur passage ? Nous tenons d’un officier vraiment distingué de notre marine, M. le capitaine de frégate Tardy de Montravel, qui a visité Barracas après nous, que certains saladéristes gagnent par jour jusqu’à 35 et 40 fr, et qu’on peut évaluer à près de 40 millions le travail annuel de nos Basques réunis sur les bords du Riachuelo, dans les emblavures de la rivière de Luxan, dans les briqueries, ou employés comme maçons et maraîchers autour de Buenos-Ayres. Cette émigration a donné en outre un essor inattendu à notre commerce maritime, car elle a introduit chez les indigènes, même parmi les gauchos, le goût de nos vins de France, dont elle fait exclusivement usage, à ce point que la demande de ces vins dans la Plata s’élève aujourd’hui à quatre-vingt mille hectolitres, soit dix mille tonneaux, c’est-à-dire le chargement de trente à quarante navires de long cours, qui peuvent emporter en retour des cuirs, des laines et autres produits encombrans du pays. Enfin, pour fixer d’un seul chiffre l’importance de l’émigration française à Buenos-Ayres, le capital accumulé