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cinq mille hommes de troupes bien disciplinées, sur lesquelles il pût entièrement compter. Il évinça la bourgeoisie de l’administration, de la magistrature, des municipalités, de la police, des commandemens de district ou de cercle, de toute position influente, et prit ses agens de gouvernement dans une autre partie de la population qui s’attacha en séide à sa fortune. Il ne laissa à la classe riche et aisée que le droit de vivre de son patrimoine et de ses biens acquis, mais sans commerce, sans action politique ; en un mot, il lui arracha l’ame, et, à la moindre révolte, il la frappa d’amendes ruineuses. Dès son entrée aux affaires, il s’imposa une austérité cénobitique. D’abord il gouverna avec une inflexible rigueur, avec une justice inexorable, qui, par excès de logique, devint, suivant l’adage summum jus, summa injuria, une atroce cruauté. C’est par cette logique terrible qu’il fut conduit à ne voir dans l’humanité que lui, le « suprême dictateur, el supremo ! et il étouffa sans le moindre trouble de cœur les conspirations dans le sang et dans les cachots. La terreur finit par être son unique instrument de gouvernement ; sa police veillait au foyer de chaque habitant. Rien de plus simple que ce mode de gouverner les peuples. Les jésuites, pour façonner leurs sauvages, avaient eu recours aux plus hautes aspirations de la religion ; Francia n’employa que l’effroi. Peu de mots suffisent à résumer son administration. Les produits du sol se consommaient sur le sol ; partant, nul commerce. Quant à l’industrie, voici comment il l’aiguillonnait. Il disait à un tailleur : « Fais-moi cet habit, ou tu seras pendu ; » à un canonnier : « Pointe juste ; ou je te fais fusiller ; » à un armurier : « Forge-moi un bon fusil, ou tu mourras. » Voilà comment Francia mena pendant vingt-cinq ans le Paraguay. Il se vantait d’être le seul homme qui sût gouverner le peuple américain conformément à son génie ; ce sera justice de notre part d’écouter au moins son raisonnement. « Voyez les résultats. Comparez le Paraguay et les états de la Confédération Argentine. Le Paraguay regorge de biens ; le peuple y vit dans l’abondance et la quiétude. Que m’en a-t-il coûté ? La mort ou l’incarcération d’une poignée de brouillons. Et les Athéniens de Buenos-Ayres, les Porteños (comme il disait avec une grimace de mépris), qu’ont-ils fondé ? Ils ont jeté à tous les vents des pampas le cri de libertad ! et partout ils ont fait le désert et ils l’ont semé de ruines et des ossemens de la population égorgée pour leurs vaines querelles : il n’est pas un hameau, pas une hutte qui n’en porte la trace. »

Francia mourut d’une attaque d’apoplexie à l’âge de quatre-vingt-cinq ans, en septembre 1840. Sa mort fut tenue secrète pendant sept ou huit heures. Le principal alcade de l’Assomption se fit proclamer président et gouverneur pendant quatre ou cinq mois sur l’impulsion donnée par Francia. Un sergent de la garnison eut la fantaisie de le