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les Guaranis nomment caa est la feuille d’un arbre à peu près de la taille d’un oranger, qui croît spontanément dans les forêts le long des petits affluens de l’Uruguay et du Parana. La préparation de cette herbe diffère peu de celle du thé : on flambe les branches pour griller légèrement la feuille, puis on la fait rôtir, on la brise et on la presse dans des sacs de cuir pour la livrer au commerce. Les Indiens l’exploitent sous la direction d’agens que l’on représente comme impitoyables : on fait de touchans récits des misères et des souffrances de ces malheureux qu’on force à travailler nus sous un soleil qui brûle, torturés jour et nuit par des insectes dévorans ; et n’ayant- pour toute nourriture que les fruits sauvages, les racines et les couleuvres qu’ils peuvent attraper. Les yerbales au Paraguay inspiraient la même terreur que les mines du Brésil ou du Pérou. On raconté que vers 1594, époque où commença l’exploitation de la yerba, un gouverneur chéri des Indiens, trouvant. Entre leurs mains un sac de cette feuille, la fît brûler en place publique et leur dit : « Mon cœur me présage que cette herbe sera un jour la ruine de votre nation. » Pour s’en assurer le monopole, Francia fit une expédition contre les Indiens qui avaient essayé d’en relever l’exploitation sur les bords de l’Uruguay, et l’invasion des missions orientales par le président Lopez n’a peut-être pas eu d’autre but. Les exploitations particulières n’ont rien de ce caractère cruel ; tout s’y fait à marché débattu entre le capitaliste de l’Assomption, les ouvriers ou péons et le chef d’atelier, habilitado. Sans doute on n’arrive aux bois d’yerba qu’à travers des difficultés capables d’étonner l’Européen le plus résolu ; mais ces hommes à la peau tannée semblent insensibles à la piqûre des moustiques, qui nous rendrait fous. Une lanière ou longue tranche de bœuf boucané leur suffit, arrosée de temps en temps d’une gorgée d’eau qu’ils portent dans une corne ; ils chantent en se rendant au bois, sous les feux d’un soleil vertical ; ils chantent sous la ramée qu’ils rapportent, et, le travail fini, quand le soir les réunit dans leur dortoir au milieu des airs, un cigare et une corne d’eau de vie qui passe à la ronde réveillent leur verve ; ils livrent à la brise des déserts, avec les notes les plus tendres de leur mandoline, le nom de l’amie qu’il ont laissée à l’Assomption, et près de laquelle, comme le marin au retour d’une longue campagne, dépenser en un jour tout l’amour et tout le gain d’une année.

Dans tout le pays, à l’exception des principales maisons de l’Assomption, où l’on parle espagnol avec les étrangers, la seule langue en usage est le guarani, à ce point, dit un voyageur récent, que dans la campagne il faut un interprète pour demander un verre eau. Et pourtant on force tous les enfans d’aller à l’école, on leur enseigne à lire et à écrire, et l’espagnol est la langue officielle, la langue des décrets, des ordres du gouvernement, des arrêtés de police ; mais on l’oublie si vite ! Aussi les agens de l’autorité se servent-ils à l’égard de