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si, comme la vipère, il guérissait au moins les blessures qu’il faisait.

Le génie, au contraire, est semblable à un astre fixe qui accomplit ses révolutions d’après des règles certaines. La pauvreté, le chagrin, le malheur, l’escortent souvent, jamais le désordre ni l’impiété. Tout grand génie est religieux et sympathique, aime les hommes et honore Dieu. Michel-Ange exprimant dans ses admirables sonnets ses craintes de l’éternité et son regret d’avoir trop aimé les arts ; Shakspeare allant arroser son jardin à Stratford-sur-Avon après avoir écrit tant d’incomparables chefs-d’œuvre et avoir été par sa vie le modèle de la prudence, comme il avait été par ses œuvres le type le plus achevé du poète ; Corneille et Poussin, dont la vie s’est écoulée tristement uniforme et vide d’aventures excentriques, voilà les exemplaires véritables de l’homme de génie. On peut remarquer que tous les hommes qui se sont excusés de leur vie en essayant de faire croire que le désordre était l’essence du génie, ont en eux quelque chose du charlatan. Nous ne nommerons personne, chacun choisira les noms qui lui plairont le mieux. Chaque dérèglement, chaque excès inutile habitue l’esprit à n’être à l’aise que dans l’excès et dans l’exceptionnel. Est-ce que la plupart des œuvres littéraires de notre temps ne sont pas excessives et exceptionnelles ? est-ce que les héros des romans et des drames modernes ne portent pas tous la livrée de la vie qui les a créés, et leur turbulence hystérique ne s’explique-t-elle pas par les désirs illégitimes qui leur ont donné naissance ? On a dit qu’ils n’étaient pas humains, qu’ils n’étaient pas vrais, cela est possible ; mais, à coup sûr, ils sont du même sang que leurs inventeurs. Un autre danger du dérèglement, c’est qu’il force l’esprit épuisé, par l’intempérance à chercher la vigueur qui lui fait défaut dans une incontinence d’une autre nature. C’est ainsi qu’un homme desséché par la débauche cherche dans l’excès des boissons enivrantes à relever son moral et à rendre la flamme à son génie. Voilà le fond du tableau ; nous laisserons à qui voudra le prendre le soin d’en faire ressortir les détails.

De notre temps, ce dérèglement a vite trouvé sa punition, car il a donné prise à la médisance et à une sorte d’admiration sournoise qui ne vaut pas un blâme sévère et hautement exprimé. Dans notre société, où le sentiment de la charité chrétienne s’est presque entièrement effacé, un homme est malheureux lorsque toute sa gloire ne peut effacer les traces de petits vices et de petits travers, lorsqu’elle est impuissante à désarmer ce mauvais vouloir du monde et à l’entourer de dignité. Le monde alors se livre en toute sécurité à son admiration pour l’œuvre, sachant bien qu’il peut mépriser l’ouvrier : il serait bien plus sévère, bien moins prompt à louer, si l’auteur lui semblait d’une nature supérieure à la sienne. Que les hommes de lettres réfléchissent