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les moines de leur connaissance, et faisant un à parte à la face de la foule qui va, vient, les presse et ne les regarde seulement pas. Les allées du cimetière sont ombragées de catalpas et bordées d’une charmille de buis. Les pauvres sont enterrés au milieu des grands carrés, dont la terre semble toujours labourée fraîchement, car elle est trop souvent remuée[1] pour que les mauvaises herbes aient le temps d’y prendre racine. Les oisifs, qui étaient le grand nombre, se promenaient dans ces allées droites, fumant leur cigarette. Les intéressés se rapprochaient des murailles en cherchant parmi ces nombreuses inscriptions le nom du parent ou de l’ami pour lequel ils venaient prier ; mais, comme dans ce bienheureux pays la paresse est la première loi de chacun, l’on s’adresse d’ordinaire aux moines, qui, ce jour-là, se dévouent au salut des ames du purgatoire, et l’on achète leurs prières. Les guerres civiles, qui ont peuplé les couvens de jeunes hommes indolens, infirmes ou ruinés, ont enlevé à ces ordres religieux jusqu’aux apparences de la piété, et cependant telles sont les habitudes de foi contre lesquelles jusqu’ici rien n’a prévalu, que les religieux peuvent même compter sur le respect des femmes qui auraient le plus lieu de douter de leur soumission à la règle monastique.

Une autre croyance particulière à ce même jour des Morts, c’est que les numéros de loterie pris sous l’invocation d’une ame du purgatoire doivent infailliblement sortir. Voici plusieurs devises données aux sorteros, employés de la loterie, qui accourent partout où se porte la foule, je les ai copiées sur place dans le livret de loterie que m’avait prêté un sortero ; elles servent de mot de passe pour le numéro gagnant : Madriña y san Camilo, piden lo de Dios (ma marraine et saint Camille, demandez-le à Dieu) ; — viva Maria, resiente et Demonio (vive Marie ; crève le démon) ; Dios me la de para pagar lo que devo (que Dieu me le donne pour payer ce que je dois) ; — la cachucha de mi madre es men’-grande que la mia (le bonnet de ma mère est moins grand que le mien) ; -bueno es sembrar para recoger (il est bon de semer pour récolter), etc. Je ne pouvais rendre au complaisant sortero son livret de loterie, tant je m’amusais des saillies pieuses et bouffonnes que j’y trouvais à chaque page. Ce peuple, avec ses lazzis, sa foi et sa mollesse, me rappelait parfaitement les Napolitains, non pas les lazzaroni, race fort abrutie par sa vie de mendicité, mais la classe des artisans et celle des petits bourgeois à demi aisés. Les acteurs les plus animés de la scène étaient les moines et les sorteros. Les moines, moyennant deux réaux, priaient pour telle ou telle ame du purgatoire ; à côté d’eux, les sorteros inscrivaient à force les nombreuses demandes de numéros de loterie, toujours

  1. Il meurt à Lima de 6 à 7 personnes par jour. Pour une population de 50 à 55 000 âmes, c’est un chiffre de mortalité considérable.