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pour arriver jusque chez nous, les chemins sont si mauvais, qu’ils crèveraient de colère, et que nous n’avons pas d’œufs de poules à leur donner. Adieu. » Cet arrêt suprême du capitaine don Tadeo me chagrina mortellement. Arriver à une demi-journée de marche d’une bourgade de sauvages et ne pouvoir y pénétrer, c’était désolant. J’eus alors recours aux grands moyens ; je donnai une piastre au métis, et lui dis solennellement : « Vous êtes un caballero qui avez de l’influence sur le capitaine Tadeo et son aimable troupe ; courez après eux, et portez-leur ces chapelets et ces couteaux, qui ne sont qu’une faible partie des cadeaux qu’ils auraient reçus pour prix de l’hospitalité qu’ils m’avaient promise. » Le métis partit comme une flèche, et deux heures après revint haletant m’informer que Tadeo nous attendait de l’autre côté de la montagne, au bord du fleuve Yanatili. Après une montée rapide, nous atteignîmes la troupe, qui se reposait au bord du Rio-Yanatili. Tadeo m’assura avec aplomb qu’il n’était parti de si bon matin que pour éviter la grande chaleur, et je n’eus garde de le contredire.

Il était midi, on se remit en route. Nous marchions sur la rive gauche du Yanatili, et les montagnes qui l’encaissent des deux côtés nous renvoyaient une réverbération insoutenable. Enfin nous quittâmes les pâturages et entrâmes sous les bois. Les sauvages marchaient en avant, et à coups de haches et de longs couteaux ouvraient un chemin au milieu des broussailles qui formaient un dôme de fleurs, de fruits sauvages, et surtout d’épines. Nous traversâmes, dans une pirogue faite d’un seul tronc d’arbre, le Rio-Yanatili, et, vers quatre heures de l’après-midi, nous arrivâmes à Palotéqui, résidence des sauvages Antis. Deux longues cabanes, dont les côtés et le toit sont en roseaux, forment la demeure d’une trentaine d’individus, hommes, femmes et enfans. Des cloisons, également de roseaux, séparent les chambres des différentes familles, mais toutes font ménage ensemble.

La peuplade des Antis se compose de cinq ou six cents individus, qui occupent les bords du Rio-Yanatili et de la rivière Santa-Anna sur un espace de cent lieues. Comme la chasse est leur principale ressource, ils ont divisé les forêts de leur domaine, et chaque famille de trente à cinquante personnes forme un hameau à part, qui possède en toute propriété six ou sept lieues de forêts le long du fleuve. Tadeo me céda deux chambres de la cabine qu’il habitait, et me laissa pleinement libre de me divertir à ma fantaisie, car, une fois les blancs installés et les mules envoyées au pâturage, il recommença sa vie ordinaire et ne s’occupa plus de nous. Il croyait que nous étions assez grands garçons pour nous servir nous-mêmes, et il ne comprenait pas en quoi il pouvait nous être bon à quelque chose. La tribu reprit à son exemple ses occupations de tous les jours. Les hommes chassaient, pêchaient, se vautraient au soleil, et les femmes prenaient soin du ménage. Je m’associai