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long trajet de l’intérieur à la mer, qui ne dure pas moins de cinq ou six mois. Cet immense voyage, les malheureux doivent le faire à pied ; celui qui ne peut marcher est d’abord cruellement battu ; on le bat encore quand s’épuise l’effort désespéré que la douleur lui a fait faire, et ainsi bien long-temps. Enfin, lorsque l’inanition, la maladie, la soif, ont brisé ses forces et raidi ses pieds meurtris, avant de l’abandonner sur la route, le maître lui écrase la tête entre deux pierres, et tout est dit. — La peur d’un sort pareil relève le courage des autres, ajoutait le djellab. D’autres fois, le misérable qui, pendant la tourmente, faisait vœu de continence tant que durerait la traversée, cherchait à spéculer sur les malheureuses qu’il n’avait pu vendre, et proposait à chacun de les louer pour les quelques nuits qu’on avait encore à passer en mer. Cet homme nous inspirait un tel sentiment de dégoût, que nous nous réfugiâmes à l’autre extrémité de la barque, à côté d’un matelot des îles de Dahlâk, qui, assis les jambes pendantes au-dessus de l’eau, chantait un air abyssin merveilleux de grace et d’originalité. Nous avions déjà oublié le djellab, quand des cris de douleur se firent entendre : c’était encore le marchand de chair humaine qui déchirait le dos nu du petit nègre à l’aide d’une cravache en peau d’hippopotame. En deux bonds, nous nous trouvâmes entre la victime et le bourreau, dont l’instrument de supplice fut par nous jeté à la mer.

— N’est-ce pas mon esclave, hurla le maître furieux de notre intervention, et ne puis-je donc en faire ce que je voudrai ?

Mais les hommes du bord ne se pressaient point de prendre parti pour lui, et, comme une de nos mains caressait ses épaules un peu rudement, il se résigna à se taire. Il tremblait comme la feuille, et, n’osa pas même souffler quand je dis au patron : — Fais comprendre à ce chien que, tant que nous serons sur cette barque, il n’y a point d’esclaves ici.

— Et dis-lui qu’au premier cri de l’un de ces enfans, je le fais passer par-dessus les planches, ajouta mon compagnon.

De ce jour, le djellab devint on ne peut plus respectueux à notre endroit, et ses esclaves nous payèrent notre protection par une foule de petits services, pour lesquels ils allaient toujours au-devant de nos désirs.

Au coucher du soleil, notre barque n’avait pas gagné cent brasses. Nous étions toujours en vue d’Oukeban et d’une multitude d’îlots de sable sur lesquels tombait comme une pluie d’oiseaux. Le ciel et la mer se confondaient dans une même teinte écarlate, sauf vers l’orient, où une ligne violette marquait l’extrême limite de l’horizon. Peu à peu, tous ces tons ardens s’affaiblirent ; une barre lumineuse[1], montant

  1. Il ne s’agit point ici du crépuscule, mais de la lumière zodiacale qu’avait observée Agatharchide, comme on peut le voir dans un fragment cité par Diodore de Sicile.