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mêmes qui ne sont pas sagement assorties ne blessent jamais l’œil par leur crudité. Dans Toussaint Louverture, le style est bien loin de réunir les différens mérites que je viens d’énumérer. La profusion des images masque trop souvent l’indigence de la pensée et ne réussit pourtant pas à la cacher complètement.

Les comparaisons, qui ne sont pas appelées par la nature même du sentiment exprimé, éblouissent l’œil pendant quelques instans, et ne laissent dans l’ame du spectateur aucune trace durable. Souvent elles reposent sur des idées fausses. Est-il permis, par exemple, de dire que la culture de la canne à sucre tire le miel des entrailles de la terre ? En quoi le travail des abeilles, qui vont puiser les élémens du miel dans le calice des fleurs, rappelle-t-il le travail des nègres ? Est-il permis de dire que le labeur des esclaves tache de sang les sillons et le cœur ? Que le sang tache les mains, qu’il rougisse les sillons, c’est une idée toute simple ; que le sang tache le cœur, c’est une idée parfaitement fausse, et, pour me servir d’une expression que les géomètres emploient sans impolitesse, une idée parfaitement absurde. Autant vaudrait dire que l’air souille les poumons ; c’est un non-sens et rien de plus. Toussaint peut-il, en apprenant l’arrivée de ses fils, dire qu’on fait bêler l’agneau pour appeler le loup ? Si la mesure dit : agneau, la raison ne dit-elle pas : louveteau ? Ne s’agit-il pas, en effet, d’une amorce offerte à l’amour paternel ? Depuis quand les agneaux sont-ils fils de loup ? Si l’on ne veut pas mettre l’agneau sur le compte de la mesure, que signifie alors le rapprochement du loup et de l’agneau ? Personne n’ignore que l’agneau est pour le loup un repas très friand. Ésope et La Fontaine nous l’ont dit depuis long-temps ; Toussaint Louverture, en nous le rappelant, n’exprime pas une pensée neuve, et ne nous apprend rien sur les sentimens qui l’animent.

M. de Lamartine, comme tous les hommes doués d’un génie éminent, est entouré de flatteurs qui lui répètent chaque jour : Tu ne peux mal faire. Qu’il ne se laisse pas abuser par ces ridicules mensonges. S’il veut écrire pour le théâtre, et pour ma part je suis loin de lui conseiller une telle résolution, il faut qu’il fasse violence à toutes ses habitudes. Retrouvât-il demain, comme par enchantement, le style des Méditations et des Harmonies, ce style rendrait à peine sa tâche plus facile, car le style des Méditations, excellent pour l’élégie, ne convient pas au théâtre. Le style dramatique et le style lyrique obéissent à des lois diverses. La nature de la pensée n’étant pas la même, comment la forme serait-elle pareille ? Pour l’ame qui se contemple et se traduit en soupirs harmonieux, la concision n’est pas obligatoire ; pour l’homme engagé dans une action rapide, énergique, pour l’homme aux prises avec ses passions, aux prises avec les rivaux qui poursuivent ce qu’il