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à ne pas comprendre, comme à présenter au prince royal d’Espagne et à Joséphine de mesquines combinaisons pour réaliser cette fin. Napoléon, qui ne trompait M. de Beauharnais que pour faire tromper la cour d’Espagne par le pauvre ambassadeur à son propre insu, écrivait à Murat, qui occupait déjà militairement les provinces espagnoles et la capitale : « Ne dites rien à Beauharnais, que Beauharnais l’ignore ; » et Murat se hâtait de clore toutes ses lettres par ces mots : « Je n’ai rien dit à Beauharnais. » Cependant Murat, qui ne disait rien, ne savait rien. Napoléon avait bientôt compris que Murat, se voyant à la tête d’une armée française, rêverait la couronne d’Espagne pour lui-même, et, comme il avait décidé que son général passerait roi ailleurs, il se bornait à lui commander de marcher en divisions serrées, de ne pas froisser, par l’indiscipline des troupes, le sentiment national espagnol, de couvrir, d’occuper tel ou tel point. Pour sa conduite politique, il le laissait à la merci de l’ambassade, laquelle recevait régulièrement de M. de Champagny, ou plutôt de M. d’Hauterive, des dépêches rédigées avec talent, mais longues, flasques, équivoques, où la pensée de l’empereur était délayée et affaiblie, car Napoléon écrivait en marge de ces minutes qu’on lui soumettait : « Dites telle chose à Beauharnais. » Lorsque Murat, fatigué de cette longue et incomplète phraséologie, demandait directement des instructions à Napoléon, Napoléon répondait : « Je vous ai ordonné de marcher à distance de combat, de suivre telle direction stratégique ; ce sont des ordres militaires. Quand je voudrai vous donner des instructions, vous en recevrez. » Et Murat, ainsi que Beauharnais, continuait à s’agiter et à parader dans le vide.

Quelle intrigue ! Napoléon travaillait à rendre tout gouvernement impossible en Espagne, sans se laisser pénétrer ; Beauharnais travaillait à marier Ferdinand avec une personne de sa famille ; Murat, à se faire roi ; Ferdinand, à conserver la couronne arrachée par surprise à son père ; la reine et Godoï, à la replacer sur la tête de Charles IV, c’est-à-dire à la retenir dans leurs mains. Tous se trompaient, Napoléon les trompait tous, et l’inexorable destin réservait à Napoléon la plus cruelle, la plus amère de toutes les déceptions, la ruine de ses projets en Espagne, ruine qui devait entraîner celle de son trône. — « C’est cette malheureuse guerre d’Espagne qui m’a ruiné ! » disait Napoléon sur son rocher de Sainte-Hélène.

Or, comme tout drame humain a son côté comique, M. de Beauharnais, lancé un bandeau sur les yeux dans ce dédale, et qui savait aussi peu ce qui se passait à Madrid que ce qui se tramait à Paris, tremblait d’écrire au ministère et n’envoyait que des bribes d’informations, sous prétexte qu’il était dangereux de déposer le secret de ses négociations dans les bureaux du ministère des affaires étrangères. M. de Champagny, tout naturellement très surpris de cette réserve de M. de Beauharnais,