Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 23.djvu/530

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

certaines qualités dominantes, mais qui représente mal la réalité vivante, diverse et mobile. Soulevez un moment ce voile d’une apparence trompeuse, étudiez de plus près toute grande époque : ce qui la caractérise, c’est la variété successive des phénomènes intellectuels, c’est cette puissance de renouvellement qui fait que l’esprit d’un peuple se transforme insensiblement sans s’épuiser, que chaque saison voit naître des œuvres d’un genre différent et d’un éclat égal. Telles sont les conditions qui font du XVIIe siècle un grand siècle. Sous la paisible harmonie qui se prolonge à la surface, il est aisé de reconnaître une variété puissante parmi les œuvres, parmi les hommes qui ont un double signe de distinction dans leur originalité individuelle et dans la période à laquelle ils appartiennent. Entre 1610 et 1700, n’aperçoit-on pas plusieurs générations qui se succèdent, non-seulement dans l’ordre des dates, mais aussi dans l’ordre moral ? C’est d’abord celle des Corneille, des Molière, des La Fontaine, tout voisins encore du XVIe siècle, dont leur génie a gardé la sève et la liberté. Le groupe des Boileau, des Racine, est déjà différent, et se rattache par des rapports plus directs à la pure monarchie de Louis XIV ; puis, à mesure que les années s’écoulent, vient un La Bruyère, un Fénelon, pacifique précurseur d’une politique plus élevée et plus douce, tandis que Bayle nourrit au loin, dans son exil de Hollande, son scepticisme net et hardi, qui présage Voltaire. C’est l’œuvre d’une critique juste et large de distinguer ces nuances, dont l’étude forme une des portions les plus curieuses de

l’histoire intellectuelle d’une nation. Le XVIIIe siècle, dans son développement, ne suit point une autre loi que le siècle antérieur, et ce n’est qu’après une génération plus exclusivement littéraire que survient la grande école philosophique. C’est seulement après cinquante années

que la pensée se dégage invincible, sent ses forces en présence d’une société qui se dissout, et que le caractère du temps se détermine par des coups d’éclat successifs. L’Esprit des Lois date de 1748 ; nous en fêtons orageusement l’anniversaire. Rousseau laisse briller, en 1750, les premiers éclairs de sa colère dans son Discours à l’académie de Dijon sur l’influence des sciences et des arts. Le premier volume de l’Encyclopédie, vaste et collective attaque dirigée par le méthodique d’Alembert et le fougueux Diderot, parut enfin en 1754. Le bruit de cette guerre audacieuse remplit un demi-siècle et nous conduit jusqu’au

seuil d’une nouvelle ère intellectuelle.

Maintenant, qu’on observe la marche de l’esprit littéraire de nos

jours. Sous la pression des événemens qui commencent, par quels

traits se distinguera cette seconde moitié du siècle où nous allons entrer, après avoir vu se produire de si nombreuses tentatives pour créer une littérature en harmonie avec le sentiment intime de la société

moderne ? C’est le secret de l’avenir, comme le destin de cette société