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quand elle l’eut sous la main, elle lui déroula des peintures si vives, si éblouissantes, qu’il aurait fallu une tout autre nature que celle de la future Mme Du Barri pour résister. Jeanne de Vaubernier était née courtisane ; elle avait l’œil provocateur et mourant, la poitrine de sirène, la bouche qui appelle ; elle avait surtout la soif des belles choses, du beau linge, des étoffes riches, des parures neuves. Sa faiblesse était une déviation du grand sentiment qui fait aimer les arts, et elle le prouva bien quand elle put en quelque sorte se purifier en demandant des statues, des tableaux, des palais aux premiers artistes de son époque. Mme Gourdan lui montra de si beaux meubles de Boule, des dentelles flamandes si orgueilleuses, des bijoux d’un si grand prix ; elle lui fit entrevoir dans un lointain sablé de poudre d’or de si fastueux équipages, qu’elle ne se soucia plus de reprendre le chemin de la rue de la Ferronnerie, celui de la petite chambre qui donnait sur le charnier des Innocens, cette chambre où elle grillait en été, gelait en hiver, où elle était éveillée en toute saison, dès quatre heures du matin, par les cloches de Saint-Eustache. La fortune la trouvait belle, elle trouvait la fortune magnifique ; elles tombèrent dans les bras lime de l’autre comme si elles se fussent connues et cherchées depuis long-temps.

C’est dans cette maison qu’elle rencontra, quelques mois après, le comte Jean Du Barri, le frère de celui qu’elle devait un jour épouser. Le comte aimait les plaisirs comme un roué, et il n’était pas difficile sur le choix des lieux où il allait passer son temps. Mme Gourdan tenait aussi maison de jeu pour les fils de famille qui voulaient bien lui faire l’honneur de venir se ruiner chez elle. L’apparition de Mlle Lançon causa une profonde sensation parmi ces honnêtes libertins de la rue des Deux-Portes, à la tête desquels était Jean Du Barri. Nous ignorons bien des détails relatifs au séjour de la future favorite de Louis XV au milieu du sérail de Mme Gourdan, et, quand nous les saurions, nous ne les révélerions sans doute pas. Il lui arriva cependant une aventure qu’on peut, je crois, raconter, sans trop faire pâlir l’encre sur le papier et qui est restée au nombre des plus authentiques, quoiqu’on ne la trouve pas dans les pamphlets débités par Nurse. Je la tiens d’un personnage contemporain de Mme Du Barri ou plutôt de Jeanne, car il ne s’agit encore ici que de Mlle Gomart de Vaubernier. Nous l’avons dit, on jouait un jeu infernal chez la Gourdan. Parmi les joueurs se distinguait par la profusion de ses dentelles à tête de chicorée et de ses diamans un certain marquis de Baudron ou de Baudrin, qui avait juré de se faire bien venir de la séduisante Vaubernier sans délier les cordons de la bourse. L’engagement était des plus téméraires. La Gourdan ne se laissait pas facilement tromper. Baudron ne recula pas. Il se présente un soir chez elle, un soir qu’on jouait au lansquenet, avec un diamant magnifique au doigt. Elle présidait le jeu, entourée de sa cour de jeunes gentilshommes