Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 20.djvu/365

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

homme qui est mort pour nous sur la croix. L’objet que le christianisme donne à l’amour a donc plus de prise sur notre ame, il est plus précis, et n’oublions pas de remarquer que, dans Platon, l’objet de l’amour n’a de réalité que dans les degrés inférieurs de l’échelle du beau, ce qui est un écueil. Dans le christianisme, au contraire, la réalité est au sommet de l’échelle, et l’ame est naturellement attirée en haut. Platon spiritualise l’amour, nais il l’a rendu un peu vague et un peu subtil ; le christianisme a rendu à l’amour la réalité qu’il doit avoir, en lui donnant Dieu même pour objet et pour but.

Telle est, sous l’influence des pères de l’église, la transformation qu’a reçue la doctrine de Platon sur l’amour ; elle a été une des sources du mysticisme chrétien : l’amour du beau est devenu l’amour de Dieu. Cependant le mysticisme, s’il peut, dans les ames ardentes, s’approprier les affections du cœur humain et les satisfaire en les épurant, n’est pas à la portée de tous les hommes, il ne peut pas remplacer partout l’amour. Aussi l’amour ne fut-il pas vaincu, et il résista au mysticisme par ses bons comme par ses mauvais instincts. Que la débauche et le libertinage aient résisté aux efforts du christianisme, je n’en suis pas étonné, et je ne veux ni ne dois m’occuper de cette lutte éternelle de la chair contre l’esprit ; mais l’amour résista aussi à l’aide des bons instincts que Platon avait découverts ; il voulut rester une source de grands et nobles sentimens, sans pour cela devenir l’amour de Dieu ; il prétendit qu’il pouvait être humain et pur, aimer les créations de Dieu sans s’aller perdre dans les souillures du vice ; il crut enfin qu’il pouvait se reposer sans danger sur quelques-uns des degrés inférieurs de l’échelle du beau. Seulement il ne prit pas l’échelle d’aussi bas que l’avait fait Platon ; Platon était Grec et partait de l’amour grec. Dante et Pétrarque, qui restaurèrent au XIVe siècle la doctrine de l’amour platonique, étaient chrétiens ; ils partirent de l’amour tel que le connaissait la société chrétienne et chevaleresque au milieu de laquelle ils vivaient.

Dante et Pétrarque sont, dans la littérature moderne, les vrais créateurs de ce genre d’amour romanesque et subtil qu’on appelle l’amour platonique. L’attrait naturel de la beauté et les pensées de bonheur et même de vertu qui s’y rattachent dans l’ame humaine, voilà les deux élémens du personnage de Béatrice tel que Dante l’a divinisé dans son poème ; Béatrice est à la fois une femme et une idée. Telle est aussi la Laure de Pétrarque. Selon le caractère et le génie des poètes, la femme ou l’idée domine dans ces personnages qui représentent l’inspiration, mais il y a toujours dans les Béatrices et les Laures les deux élémens que j’ai indiqués, une femme et une idée.

Quelle est l’origine de ces femmes mystérieuses qui sont à la fois les anges gardiens et les muses des poètes ? Dans le Banquet, Socrate prétend tenir la doctrine sur l’amour de Diotime, une femme de Mantinée,