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VI. — CONCLUSION. — (À TIMOTHÉE O’NEIL).


J’interromps ici mon itinéraire, je veux dire ce relevé, jour par jour, heure par heure, d’impressions locales qui n’ont de mérite qu’une minutieuse réalité. Il y a des momens où la vie multiplie ses pulsations en dépit des lois du temps, comme une horloge folle dont la chaîne est brisée, d’autres où tout se traîne en sensations inappréciables ou peu dignes d’être notées. Te parlerai-je de mes pérégrinations dans la montagne, parmi des lieux qui n’offriraient qu’une topographie aride, au milieu d’hommes dont la physionomie ne peut être saisie qu’à la longue et dont l’attitude grave, la vie uniforme, prêtent beaucoup moins au pittoresque que les populations bruyantes et contrastées des villes ? Il me semble, depuis quelque temps, que je vis dans un siècle d’autrefois ressuscité par magie ; l’âge féodal m’entoure avec ses institutions immobiles comme la pierre du donjon qui les a gardées. — Après montagnes, noirs abîmes où les feux de midi découpent des cercles de brume, fleuves et torrens, illustres comme des ruines, qui roulez encore les colonnes des temples et les idoles brisées des dieux ; neiges éternelles qui couronnez des monts dont le pied s’allonge dans les champs de braise du désert ; — horizons lointains des vallées que la mer emplit à moitié de ses flots bleus ; forêts odorantes de cèdre et de cinnamome ; rochers sublimes où retentit la cloche des ermitages ; fontaines célébrées par la muse biblique où les jeunes filles se pressent le soir, portant sur le front leurs urnes élancées ; oui, vous êtes pour l’Européen la terre paternelle et sainte, vous êtes encore la patrie. Laissons Damas, la ville arabe, s’épanouir au bord du désert et saluer le soleil levant du haut de ses minarets ; mais le Liban et le Carmel sont l’héritage des croisades ! il faut qu’ils appartiennent sinon à la croix seule, du moins à ce que la croix symbolise, — à la liberté.

Je résume pour toi les changemens qui se sont accumulés depuis quelques mois dans mes destinées errantes. — Tu sais avec quelle bonté le pacha d’Acre m’avait accueilli à mon passage. Je lui ai fait enfin la confidence entière du projet que j’avais formé d’épouser la fille du cheik Eschérazy, et de l’aide que j’attendais de lui en cette occasion. Il s’est mis à rire d’abord avec l’entraînement naïf des Orientaux en me disant : — Ah çà ! vous y tenez décidément ? — Absolument, répondis-je. Voyez-vous, on peut bien dire cela à un musulman ; il y a dans cette affaire un enchaînement de fatalités. C’est en Égypte qu’on m’a donné l’idée du mariage : la chose y paraît si simple, si douce, si facile, si dégagée de toutes les entraves qui nuisent en Europe à cette institution, que j’en ai accepté et couvé amoureusement l’idée ; mais je suis difficile, je l’avoue, et puis, sans doute, beaucoup d’Européens ne se font là-dessus aucun scrupule… cependant cet achat de filles à leurs parens m’a tou-