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que les mêmes rapports existent, à peu de chose près, dans les grands foyers d’industrie. On conçoit, d’après cet exemple, comment les nations de l’Europe moderne ont pu présenter le contraste d’une prodigieuse accumulation de capital avec une extrême misère. On conçoit comment elles ont pu augmenter numériquement sans se fortifier en réalité, comment les statistiques générales appliquées à l’ensemble d’un peuple ont pu donner des résultats favorables en apparence, mais bien loin de la vérité, en ce qui concerne les classes inférieures[1]. Il n’est donc pas téméraire de répéter que, si l’Europe s’enrichit, les biens s’y distribuent avec une inégalité choquante et dangereuse pour l’avenir. En ce sens, il est vrai de dire que les peuples européens souffrent d’un excès de population, et que les sinistres visions de Malthus y sont devenues des réalités.

Lorsqu’il y a encombrement chez un peuple, et que les bras offerts au travail se multiplient dans une proportion supérieure à celle des subsistances, comment peut-on rétablir l’équilibre ? Le vulgaire n’hésite pas à cette question. Il lui semble naturel et facile de transplanter sous un autre ciel la population excédante. Il y a même beaucoup d’esprits forts qui regardent les fléaux destructeurs comme des remèdes nécessaires. Malthus a consacré plusieurs chapitres à la réfutation de ces préjugés : il a démontré que les émigrations, la guerre, les épidémies, les disettes, n’ont qu’un effet momentané sur le développement des populations.

L’émigration, dans la haute antiquité, pouvait être un obstacle à la multiplication trop rapide de l’espèce. Une foule compacte se portait vers une terre déjà féconde, se jetait de tout son poids sur les anciens habitans, et les écrasait sans pitié pour prendre leur place. La civilisation chrétienne a condamné ces atrocités. L’émigration des modernes ne peut être que la mise en culture d’une terre lointaine et inoccupée. Or, les ressources d’une terre vierge ne se développant qu’avec lenteur, le départ des premiers colons ne laisse dans les rangs de la métropole qu’un vide imperceptible. Les grandes colonies n’ont jamais dû leur accroissement qu’à la procréation locale, et non pas à l’arrivée des étrangers. Il a fallu l’ardeur du prosélytisme religieux, pour que 21,000 puritains quittassent l’Angleterre, de 1626 à 1640, avec un capital suffisant pour les avances d’une grande colonisation. Ce premier noyau a fourni une nation qui dépasse aujourd’hui 17 millions d’ames. Il n’y a pas à

  1. Ainsi, dans le calcul fait pour Paris, 300 vieillards septuagénaires représentent un aussi grand nombre d’années vécues que les 9,000 enfans qui meurent annuellement dans cette ville avant l’âge de dix ans. Un très petit nombre de privilégiés, arrivant à cette vie aisée que donne la richesse, modifient essentiellement les résultats apparens des tables de population.