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Tout ce confluent d’études se pressait dans les premiers mois de 1836 et avant que notre ami eût accompli ses vingt ans. Il avait à cette heure renoncé définitivement aux vers, et sa voie de curiosité critique était trouvée. En échangeant une veine pour l’autre, il porta aussitôt dans cette dernière une ardeur, un sentiment passionné et presque douloureux, qu’on n’est pas accoutumé à y introduire à ce degré. Il semblait étudier non pas pour connaître seulement et pour apprendre, mais pour échapper à un dégoût de la vie. Ce dégoût n’était-il que l’effet même et le contre-coup d’une excessive étude, n’était-il que cette satiété, cette lassitude incurable qui sort de toute chose humaine où l’on a touché le fond, quelque chose de pareil au medio de fonte leporum, admirable cri de ce Lucrèce tant aimé de notre ami ? Quelle qu’en fût la cause, l’étude passionnée à laquelle se livrait Charles Labitte et d’où il tirait pour nous tant d’agréables productions, lui était à la fois un plaisir et une source de mort. Il étudiait sans trêve, à perte d’haleine, jusqu’à extinction de force vitale et jusqu’à évanouissement. Ses yeux, qui lui refusaient souvent le service, ne faisaient qu’accuser alors l’épuisement des centres intérieurs et crier grace, en quelque sorte, pour le dedans. Il en résulta de bonne heure des crises fréquentes, passagères, que recouvraient vite les apparences de la santé et les couleurs de la jeunesse ; mais lui ne s’y trompait pas : « Je n’ai pas deux jours de bons sur dix, (écrivait-il de Paris à M. Jules Macqueron, le 30 décembre 1835) ; mon pauvre ami, ma santé est à peu près perdue, et il est fort probable, du moins d’après les données de l’art, que mon pèlerinage sera court. Je dirais tant mieux, si je n’avais ni amis ni parens. Ne crois pas que je me drape ici en poitrinaire ou en malade languissant. J’ai ma conviction là-dessus, et il est bien rare que ces sortes de convictions trompent. Il y a ici pendant que je t’écris, vis-à-vis de moi, un jeune homme de Savoie, docteur en médecine, qui me donne tous ses soins. Si nous nous trouvons un jour réunis tous à Paris, j’espère te le faire connaître. » - Une telle tristesse était certainement disproportionnée aux causes appréciables ; la science elle-même n’aurait pu trouver de quoi justifier ces pressentimens ; c’était la lassitude de la vie qui parlait en lui.

Le premier article de quelque étendue par lequel il débuta véritablement dans les lettres est celui de Gabriel Naudé, qui parut dans la Revue des Deux Mondes le 15 août 1836. Il ne faisait là dès l’abord que se placer sous l’invocation de son véritable patron. Gabriel Naudé est bien le patron, en effet, de ceux qui avant tout lisent et dévorent, qui parlent de tout ce qu’ils ont lu, et chez qui l’idée ne se présente que de biais en quelque sorte, ne se faufile qu’à la faveur et sous le couvert des citations. L’article que Charles Labitte lui consacrait, et qui n’offrait encore ni l’ordre ni même toute l’exactitude auxquels il atteindra plus tard, ressaisissait du moins et rendait vivement la physionomie du modèle ;