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Des montagnes de ces beaux et savoureux oignons de San-Blas, d’une prodigieuse grosseur, des calebasses et des bananes, étaient entassés sur le pont de la goëlette. Cet amas de fruits et de légumes formait, avec ma malle, à peu près toute la cargaison. L’appareillage fut bientôt terminé. On arrima les oignons tant bien que mal dans les trois pirogues, on suspendit les régimes de bananes en longues franges au couronnement et aux lisses de babord et de tribord, puis le navire fut livré à la discrétion des vents et à la grace de Dieu.

L’équipage n’était pas moins singulièrement composé que le chargement. Le capitaine catalan, don Ramon Pauquinot, avait sous ses ordres un matelot français, déserteur d’un navire baleinier, un Mexicain qui avait la prétention de servir de second, un Canaca ou Indien des îles Sandwich, un Chinois qui passait, avec une égale répugnance, de la cuisine à la manœuvre, et vice versa, enfin deux jeunes Apaches[1] de quatorze à quinze ans, arrachés tout jeunes à leurs déserts et faisant l’office de mousses. Le capitaine, quand il n’était pas aux prises avec ses matelots, dont il finissait toujours par faire les volontés, se promenait, fumait, ou passait en revue ses oignons et ses calebasses. Le Français, avec l’arrogance de ses compatriotes en pays étranger, traitait de Parisiens son capitaine et ses camarades ; il s’était réservé le maniement de la barre, près de laquelle il restait assis sans façon, donnant la nuit au sommeil et le jour au far niente. Le Mexicain, affectant de se croire officier à bord, et voluptueusement couché dans une pirogue, râclait constamment une petite mandoline qui ne le quittait pas. Il était fort surpris quand don Ramon lui donnait des ordres, et regardait comme des actes de tyrannie intolérable ses prétentions à exercer une autorité dont pourtant le capitaine n’abusait guère. Le Chinois, sous le prétexte d’être à la fois à la cuisine et à la manœuvre, ne faisait ni manœuvre ni cuisine. Le Canaca se chargeait à sa place de faire cuire le riz et les bananes qui, avec de la cecina[2] revenue dans l’eau, composaient toute notre nourriture. En revanche, quand le capitaine donnait l’ordre d’amener ou de border une voile, le Chinois revendiquait avec aigreur les fonctions de cuisinier usurpées par le pauvre Indien. Ce dernier, le seul qui travaillât parmi les hommes de l’équipage, était, comme il arrive presque toujours, le moins payé. Quant aux deux jeunes Apaches, ils passaient leur temps, en vrais sauvages, à lutter d’adresse dans le maniement du couteau. On les voyait, accroupis l’un devant l’autre à quelques pouces de distance, et avançant un de leurs pieds nus, balancer lentement leurs couteaux entre le pouce et l’index, puis, à un signal donné, les laisser échapper, de façon à percer le pied qui ne se

  1. Nation sauvage et indomptée, dont le vaste territoire s’étend au nord de l’état de Sonora.
  2. Viande séchée au soleil.