Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 2.djvu/1022

Cette page a été validée par deux contributeurs.
1016
REVUE DES DEUX MONDES.

Le parlement anglais n’accordera jamais le rappel. Il ne reste donc à l’Irlande, si elle veut l’avoir, que la ressource des armes. C’est ici que l’Angleterre répond : Quia nominor leo. Il suffit de jeter un coup d’œil sur les forces respectives des deux partis pour voir que l’Irlande ne pourrait tenir un seul instant contre l’énergie supérieure de la race anglaise. D’abord l’Angleterre aurait pour elle l’immense avantage de l’unité. Il ne s’agit plus ici de réforme politique, de liberté religieuse ou d’égalité civile ; il s’agit d’une question nationale. Dans la grande lutte qui précéda l’émancipation des catholiques, les Irlandais avaient pour alliés tous les libéraux d’Angleterre ; dans une guerre de peuple à peuple, ils auraient contre eux tous les partis. L’Angleterre seule serait déjà trop forte pour l’Irlande ; mais l’Angleterre, monsieur, n’est pas seule. Elle a au cœur même de l’Irlande, un point d’appui solide et profondément enraciné. La population y est divisée en deux parties, différentes par le sang, par la religion, par le caractère, par l’histoire. Au fond s’agite et murmure la vieille race celte, la race dépossédée, décimée et opprimée, et au-dessus d’elle surgit et domine la race saxonne et conquérante. La première est la plus nombreuse, la seconde est la plus forte. Il y a en Irlande sept millions de catholiques contre un million de protestans, mais la minorité possède la terre, l’argent, les armes ; elle a la discipline, l’organisation, elle a une civilisation plus avancée, elle a enfin l’Angleterre. C’est déjà une question de savoir si le parti anglais et protestant en Irlande ne serait pas seul de force à balancer tout le parti national et catholique.

Le rappel n’est pas possible, et s’il l’était, serait-ce véritablement un bien pour l’Irlande ? Je ne le crois pas. Cela est triste à dire, mais n’est malheureusement que trop vrai : l’Irlande n’est pas capable de se gouverner seule. Dieu me garde d’insulter à la fortune d’un peuple généreux et malheureux ! Ce ne sont pas les Irlandais que j’accuse, c’est l’oppression qui les a faits ce qu’ils sont. Ce qu’il y a de plus funeste dans la tyrannie, c’est qu’elle dégrade celui qu’elle écrase, plus encore qu’elle ne déshonore celui qui l’impose. Les hommes de l’esprit le plus libéral sont eux-mêmes forcés de reconnaître cette sorte d’infériorité morale du peuple irlandais. « Eh quoi ! dit M. Gustave de Beaumont, l’on ne comprend pas que six cents ans d’esclavage héréditaire, de misère matérielle et d’oppression morale, aient altéré tout un peuple, vicié son sang, avili sa race et dégradé ses mœurs. L’Irlande a subi le régime du despotisme, l’Irlande doit être corrompue ; le despotisme a été long, la corruption doit être immense. » Voilà la vérité ; elle est pénible à entendre, mais à quoi bon la dissimuler ? Que ferait l’Irlande d’un parlement national ? Elle en a eu un autrefois, et il n’a été qu’un modèle de corruption. À chaque session, l’Angleterre l’achetait argent comptant. Ce fut lui qui, honteux Ésaü, vendit aux enchères sa part de liberté et l’indépendance de sa patrie. On sait le prix, le prix exact que l’union coûta à l’Angleterre dans la première année de ce siècle. Une indemnité de 375,000 fr. fut promise à tous les membres du parlement irlandais propriétaires de bourgs pourris ; le gouvernement anglais en eut pour 31 millions de francs, mais le 26 mai 1800, l’acte de l’union législative fut voté à Dublin par 118 voix contre 73.