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LE MONDE GRÉCO-SLAVE.

Une autre mesure, bien plus favorable à l’établissement d’un gouvernement régulier, a été l’acceptation de l’impôt. Ce n’était pas une difficulté médiocre que d’asservir à ce point un peuple accoutumé à lever depuis des siècles l’impôt sur ses ennemis, sans en payer jamais aucun à ses chefs. Les vladikas précédens n’avaient élevé si haut, parmi les Gréco-Slaves, la réputation de la montagne Noire, qu’en maintenant cette liberté plénière. — Nous nous battons contre les Turcs pour être exempts du haratch ; autant redevenir rayas, s’il nous faut payer un impôt, — disaient les Tsernogortses entre eux. Mais les hommes du saint vladika parcoururent le pays ; chaque maison ou famille fut taxée à cinq francs seulement par année ; on garantit au peuple le droit de surveiller l’emploi de ses deniers, et il paya. Deux knèzes, qui refusaient l’impôt, ayant été, dit-on, fusillés pour l’exemple, en 1840, il n’y a, depuis ce temps, plus de résistance.

Il serait difficile à l’étranger d’avoir une opinion arrêtée pour ou contre ces réformes, qui touchent trop directement aux intérêts les plus intimes du pays pour être jugées du dehors. On doit désirer seulement que l’existence individuelle des tribus ne soit pas trop brusquement brisée. Ce n’est que par une gradation naturelle, c’est à-dire très lente, que le Tsernogore pourra s’élever à la civilisation sans perdre les riches élémens de liberté et de patriotisme qui l’ont soutenu jusqu’à ce jour. Parmi les moyens de régénération, le plus fécond, sans doute, serait d’établir dans les villages des écoles élémentaires, pareilles à celle que Pierre II a fondée à Tsetinié, pour que la jeunesse d’élite pût au moins apprendre à lire et à écrire. Les seules écoles du pays sont les presbytères des popes, qui prennent ordinairement un ou deux élèves, dont ils se servent comme de valets, et auxquels ils enseignent à déchiffrer les vieux missels slavons. Des écoles serviraient, plus sûrement que les gendarmes, à effacer les préjugés barbares ; mais il faudrait que l’enseignement y fût dégagé de toute influence européenne, qu’il ne reposât que sur les idées et la tradition nationales. Ceux qui voudraient envoyer des jeunes gens du peuple se former à l’étranger courent le risque d’introduire dans leur pays, avec ces jeunes civilisés, les modes d’Europe, et des goûts de luxe et de jouissances incompatibles avec la pauvreté et la vie militaire des Tsernogortses. L’expérience prouve déjà que ceux qui ont été élevés ainsi se dégoûtent tous de la patrie ; ils aiment mieux être commis de boutique à Kataro que vivre librement dans la montagne.