Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 32.djvu/765

Cette page a été validée par deux contributeurs.
761
GOETHE ET LA COMTESSE STOLBERG.

présence animait, ne pouvait manquer d’attirer Goethe. On le voyait alors passer des semaines entières à Offenbach, où il s’établissait chez un maître Jean-André, fabricant de soie et compositeur d’opéras comiques, industriel par état, artiste par goût, que la passion musicale de Lili rendait indispensable dans la maison de son oncle. Ce Jean-André, excellent homme au fond et compatissant du meilleur de son ame au langoureux martyre des jeunes gens, leur ménageait pendant ses séances de ravissantes entrevues. Dès qu’il arrivait le soir, on l’installait au piano, et, s’il commençait à jouer sa musique, Goethe et Lili en avaient pour jusqu’à minuit de mystérieuses causeries et d’étreintes furtives ! Goethe, en reconnaissance des services que cet excellent homme rendait à ses amours, composa pour lui un poème d’opéra. C’était à coup sûr le moins qu’il pouvait faire.

« J’arrivais toujours un peu tard dans la soirée, et, s’il y avait du monde là, je n’en observais pas moins l’impression que mon entrée produisait sur elle. Si peu que je restais, j’avais à cœur de me rendre utile, fût-ce le moins du monde, et je ne la quittais jamais sans qu’elle m’eût chargé de quelque commission. Cette espèce de servage m’a toujours semblé la meilleure fortune qui puisse arriver à un homme en pareille circonstance, et j’admire fort la manière puissante, bien qu’un peu obscure, dont s’expliquent sur ce point les vieux romans de chevalerie. Qu’elle exerçât sur moi une domination irrésistible, je ne cherche pas le moins du monde à le cacher, et certes elle pouvait très bien se permettre cette vanité-là ; en de telles rencontres, vainqueur et vaincu triomphent à la fois, et c’est le cas de se complaire l’un et l’autre en un égal sentiment d’orgueil. — Cette manière souvent trop rapide dont j’intervenais n’en avait que plus d’action. Je ne manquais jamais de trouver maître André avec une provision de musique toute prête ; de mon côté, j’apportais aussi du nouveau, soit de mon propre fond, soit de celui des autres, et les fleurs poétiques et musicales pleuvaient. Si, pendant le jour, diverses circonstances me retenaient loin d’elle, les belles soirées au grand air multipliaient pour nous les occasions d’être ensemble. Voici entre autres un souvenir que les cœurs amoureux recueilleront avec intérêt : — Un soir, par le plus beau clair de lune, nous nous étions promenés tard dans la campagne, et, après avoir reconduit sa société de porte en porte et fini par prendre congé d’elle, je me sentis si peu envie de dormir, que la fantaisie me vint de commencer une nouvelle promenade. Jaloux de me retrouver seul avec mes pensées et mes espérances, je m’en allai rejoindre la grande route de Francfort et m’assis sur un banc, dans le silence de la nuit la plus pure, sous l’éblouissante coupole du ciel étoilé, afin de n’appartenir qu’à elle et à moi-même.

À ces momens de rêverie heureuse, pendant lesquels il aime à se dire : « Je dors, mais mon cœur veille, » succèdent les réactions fou-