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la chute serait ignoble. Qu’il préfère les intérêts matériels aux intérêts moraux, ou qu’il s’efforce, chose difficile aujourd’hui, de les concilier : la question n’est pas là. Il faut bien le reconnaître, un ministère peut exister de nos jours, même en rejetant dans l’ombre les intérêts moraux du pays, si en même temps il en développe vigoureusement les intérêts matériels. C’est la faiblesse de l’esprit humain. Les nations, comme les individus, ne développent jamais avec la même énergie deux idées à la fois. La synthèse pratique est au-dessus des forces de l’humanité ; mais les intérêts matériels sont encore plus difficiles à manier que les intérêts moraux. Ils touchent à des points plus sensibles, je dirais presque plus palpables. Que d’hommes qui ne s’inquiètent pas le moins du monde de tous les règlemens qu’on peut faire sur l’éducation de leurs enfans ! Rendez une loi qui les expose à perdre vingt sous : ces mêmes hommes y donneront toute leur attention et en seront furieux. C’est là une vérité que le ministère n’ignore pas. Il sait ce que la loi des chemins de fer lui a coûté, l’an dernier, d’efforts, hélas ! et de faiblesses aussi, et, après tout, peu s’en fallut qu’on ne la vît échouer près du port. Les conservateurs ne sont pas les moins âpres dans le soin de leurs intérêts matériels. L’inviolabilité la plus absolue leur paraît un droit acquis, une conséquence naturelle, nécessaire, du nom qu’ils portent. Comment exiger des conservateurs qu’ils ne conservent pas tout ce qui est, les intérêts matériels comme la paix à tout prix ?

C’est là, nous l’avons déjà dit, l’embarras du ministère. Il sent le besoin d’agir, il s’efforcerait d’en avoir le courage, les projets ne lui manqueraient pas ; mais comment traîner à sa suite son parti ? Que peut-on faire sans lui demander quelques sacrifices ? Et comment espérer qu’il les accorde, lorsque chez nous c’est le parti qui se regarde comme le maître et le souverain seigneur du ministère ? C’est avant tout pour faire ses affaires, et surtout pour qu’on la laisse tranquille à ses champs et à ses ateliers, que la majorité a épousé le cabinet. Le jour où il viendra lui parler de relations commerciales, d’unions douanières, elle le repoussera avec colère ; elle lui reprochera d’être utopiste, faiseur, mauvaise tête. Peut-être aussi que M. Guizot, M. Villemain, M. Duchâtel, seront taxés par messieurs tels et tels, grands personnages au Palais-Bourbon, de légèreté et d’ignorance.

Aussi ne sommes-nous pas surpris d’apprendre, si toutefois nos informations sont exactes, que le conseil est loin d’être unanime sur la question capitale du jour, l’union douanière de la France avec la Belgique. On dit que M. le maréchal Soult, M. Guizot et M. Lacave-Laplagne sont favorables à la mesure, que MM. Martin du Nord, Teste et Cunin-Gridaire y sont opposés, et que M. Duchâtel et M. Villemain hésitent et pèsent avec anxiété le pour et le contre. On ajoute que M. Thiers et M. Molé se montrent ouvertement disposés à seconder de leur influence cette grande résolution. Si ce fait est vrai, c’est là un aiguillon pour le ministère. L’inaction lui est d’autant plus impossible, que d’autres seraient prêts à assumer la responsabilité du projet devant lequel il aurait reculé.