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FEU BRESSIER.

Vous m’avez tous abandonné en me précédant dans la vie. Toi, tu t’es marié et tu es devenu procureur du roi ; d’autres, avec des places ou des mariages, se sont trouvés éloignés de moi, ou par la distance des lieux ou par la différence des intérêts et des occupations.

« Je n’ai pas fait d’autres amis dans le cours de mon existence. Les amitiés sont comme les religions, comme les royautés : il n’y a de vraie royauté, de vraie religion, de véritables amitiés, que celles dont l’origine est oubliée. L’amitié doit avoir été tissue avec la vie, comme les fils d’une étoffe de deux couleurs.

« Plus tard, on rencontre des connaissances, des sympathies, des entraînemens ; mais deux fleuves qui ne se réunissent qu’après un long cours séparé ont mêlé à leurs eaux chacun des limons différens, et ne se confondent pas bien ensemble.

« Dubois seul, quoiqu’un peu plus âgé que moi comme vous autres, n’a pris dans la vie aucune position, ne s’est pas classé ; je le retrouve toujours le même. Son aspect me rappelle toute ma vie passée.

« Tiens, j’ai fait l’autre jour, sans y songer, une comparaison qui te fera mieux comprendre ma pensée. J’ai passé par hasard devant la pension où nous avons été ensemble ; je n’ai pu me défendre d’y entrer. Je ne sais si tu te rappelles un escalier de pierre de deux ou trois marches, qui était si mal placé dans la cour, qui causait de si fréquens accidens, sur lequel je me suis si bien fendu la tête un certain jeudi ; eh bien ! on l’a ôté. Certes, la cour est bien mieux ainsi, n’est-ce pas ? Pourtant l’absence de l’escalier de pierre m’a ôté tout le plaisir que j’attendais de cette visite.

« Pour bien comprendre tout le prix que j’attache aux souvenirs, il faut se rappeler que j’ai laissé en arrière tous les intérêts de ma vie ; il faut savoir, comme vous le savez, vous autres, ce qu’un premier amour trompé a mis pour moi d’amertume dans le présent et de défiance dans l’avenir, comment une horrible déception, comme un vent brûlant, a desséché avec les premières fleurs de ma vie, avec les nobles et belles illusions de la jeunesse, les fruits qui devaient succéder aux fleurs.

« Mais où vais-je me laisser emporter, et de quoi vais-je me plaindre ? J’ai regardé la vie, et je vois que je n’ai rien perdu : on ne m’a volé qu’un trésor imaginaire. Ce que je voulais n’existe pas.

« Voilà ce que je retrouve quand je cherche pourquoi je revois Dubois avec plaisir.

« Du reste, en ce moment il m’est utile : j’ai besoin de lui pour