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HISTOIRE DU DIABLE.

cette même église où saint Bernard avait prié. Faut-il s’en étonner ? Le diable pouvait bien s’habiller du pallium quand l’église elle-même couvrait de l’étole et de la chasuble le dos des ânes et des fous.

Dans les ombrages et les replis de sa nature ténébreuse, Satan n’échappe pas moins à l’analyse que dans ses transformations extérieures. Les jours passent, les années s’accumulent ; tout change ; l’homme même se tourne vers le bien, dans les derniers jours, par impuissance du mal peut-être, mais qu’importe ? Satan seul persiste dans son immuable perversité. Il voudrait se consoler de ses remords par les joies que les méchans cherchent dans le mal, et ces joies perverses ne laissent en lui que l’amertume du passé et l’effroi de l’avenir. Il est envieux, orgueilleux, impur, et sa haine contre l’homme est si profonde, qu’on l’a entendu dire un jour qu’il aimait mieux retourner en enfer avec l’ame d’un damné que de remonter au ciel dans sa félicité première[1]. Les Juifs lui attribuaient l’invention des armes et de la parure, de ce qui tue le corps et l’ame. Les sévériens racontaient qu’il était le père du serpent, que le serpent, s’étant uni à la femme, avait produit la vigne, et que la vigne rappelait encore par ses replis la nature tortueuse de son redoutable aïeul, et par les grains de raisin les gouttes de poison que le serpent y avait laissées, afin de porter au délire et à la fureur ceux qui s’enivreraient de ses fruits[2]. Que l’esprit saint illumine un prophète, Satan inspire un hérétique. C’était lui qui parlait par la bouche d’Arius, et qui prêtait à Manès cette pâleur des saints, indice de la macération, qui abusait les peuples par les apparences de la vertu. L’idolâtrie, ce crime capital du genre humain, comme dit Lactance, les oracles du paganisme, témoignent de la profondeur de ses ruses et de son impiété. On reconnaît sa voix dans les chênes prophétiques de Dodone, dans la voix des sibylles, du bœuf de Memphis et des crocodiles d’Arsinoë. Pour lire ainsi dans les jours qui ne sont pas encore, le démon, comme les anges, est-il donc initié aux secrets de la volonté divine ? a-t-il gardé cette connaissance supérieure qui est le partage des esprits purs ? Non. Les choses immuables et éternelles lui sont cachées : il ne sait pas l’avenir, mais il le prévoit par une longue expérience du passé, par une constante observation des hommes et des évènemens. Une nonne, par exemple, passe auprès d’un moine ; la nonne ralentit le pas et regarde d’un œil oblique et baissé ; le moine soupire. Satan, qui a surpris l’émotion, annonce la chute, et, dans ces sortes d’oracles, il a rarement l’occasion de se tromper. Quand sa science est en défaut, il tente de suppléer par l’étude aux clartés qui lui manquent ; il fait des recherches dans les astrologues, dans Aristote, dans saint Augustin, et débite aux ignorans, comme un secret de sa propre sagesse, la sagesse des livres.

On a souvent comparé le diable chrétien au mauvais principe du dualisme, et à Typhon, le principe du mal dans la théogonie égyptienne. Ahri-

  1. Bibliot. cisterciensis, II, 133.
  2. Dom Gervaise, Vie de saint Épiphane, 1738, in-4o, p. 200.