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PHILOSOPHIE DU DRAME GREC.

problème moral qui trouble la conscience, et laisse le jugement suspendu entre deux abîmes. Le crime provocateur est heurté par le crime vengeur : on doit exécrer l’un et l’autre, et pourtant il y a là, en définitive, une justice mystérieuse entrelacée avec l’injustice, une complication de moralité dans les actions les plus immorales. Telle est la pensée de la tragédie d’Électre. Le meurtre d’un époux puni par celui d’une mère, voilà l’image horrible qui se dresse peu à peu dans cette pièce, s’agrandit, se précipite, et retombe dans le sang. Toutes les circonstances qui peuvent adoucir l’inexcusable pensée du parricide sont présentées avec une extrême vigueur, de sorte qu’elles produisent bientôt dans le lecteur un pénible sentiment d’incertitude. Électre a toujours sous les yeux le spectre de son père assassiné par sa mère ; « le jour, elle se frappe la poitrine jusqu’au sang ; toute la nuit, son lit fatigant n’entend que des lamentations, tant elle pleure son malheureux père, Agamemnon, dont Clytemnestre et son complice adultère ont fendu la tête d’un coup de hache, comme des bûcherons dans la forêt fendent un chêne. » La violence de ses sentimens est telle, qu’elle se croit poussée par une fatalité invincible. « J’ai honte, mes amies, j’ai honte de mes plaintes excessives ; mais c’est une force de nécessité qui m’entraîne. Avoir vu l’odieuse conduite de ma mère, être l’esclave des meurtriers de mon père, subir leurs bienfaits et leurs refus, voir Égisthe s’asseoir sur le trône de mes aïeux, se revêtir des ornemens de celui qu’il a tué, partager le lit de ma misérable mère, la voir elle-même rire de son crime et des vengeances du ciel, célébrer par des danses et des sacrifices l’anniversaire de son perfide assassinat, tandis que moi seule je pleure, je me morfonds dans ma haine, je m’abreuve d’affronts et de reproches, j’attends Oreste, mon frère, mon vengeur, qui promet toujours et n’arrive jamais !… Ah ! mes chères amies, dans une pareille situation, il n’y a pas de prudence, il n’y a pas de religion qui résiste : l’horreur des crimes nous force à chercher le crime à notre tour. » Non-seulement le caractère et la situation d’Électre, mais le ciel même semble la justifier d’avance, car il a troublé Clytemnestre d’un songe prophétique, et le chœur s’empare de cet indice pour donner à la vengeance une couleur religieuse : « C’est la justice vengeresse qui s’annonce, dit-il, la justice armée de force ; elle arrive, ô mon enfant, elle arrive !… Le roi assassiné ne s’oublie pas dans la tombe, et la vieille hache d’airain avec laquelle on l’a si indignement immolé se souvient. Elle va venir, la furie des vengeances, rapide, puissante, quoique encore