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PHILOSOPHIE DU DRAME GREC.

Pâris, qui fut la cause de ces maux, tu détruiras sa ville… C’est par mes flèches qu’elle doit périr une seconde fois. Mais que personne n’oublie, dans cette destruction, la piété envers les dieux ! Tout le reste est peu de chose aux yeux du Dieu suprême ; mais la piété accompagne les hommes jusque dans la mort, et, pendant la vie comme au-delà de la tombe, elle n’est jamais perdue. » Ainsi la vertu du premier expiateur se communique au second ; celui-ci hérite des flèches sacrées, pour combattre et vaincre à son tour, la città dolente[1], déjà vaincue une fois par son maître et son modèle.

Ajax, c’est la force insolente, le courage révolté, qui ne croit rien devoir aux hommes ni au ciel ; c’est celui qui fait de soi-même son but, et qui, débouté, de ses prétentions aux armes d’Achille, s’indigne de voir cette récompense passer aux mains d’Ulysse, du conseiller intelligent, zélé, persévérant, dont la sagesse a tant de fois sauvé l’armée. Son orgueil exaspéré veut se venger de la société qui semble lui avoir dit : — Tu n’as travaillé que pour toi ; nous ne te devons rien. — Mais dans cette vengeance même éclatera son châtiment. Minerve, la sagesse divine, lui trouble l’esprit, lui fausse le regard et le frappe de folie. Il croit, la nuit, massacrer ses juges, et il ne massacre que des troupeaux de bœufs et de moutons ; il croit avoir enchaîné son plus grand ennemi, Ulysse, et le flageller : il ne flagelle qu’un bœuf. Sophocle excelle à ouvrir un drame avec majesté, hardiesse et originalité : dans celui-ci, vous voyez d’abord Minerve qui montre à Ulysse les extravagances d’Ajax. « Viens, lui dit-elle, je vais te rendre témoin de cette éclatante malédiction, afin que tu la publies parmi les Grecs. Ne crains rien, reste ; je frapperai ses yeux d’aveuglement, et il ne te verra pas. » Elle appelle Ajax, qui lui répond comme un insensé, en fouettant toujours l’animal qu’il prend pour Ulysse. Ce tableau tragiquement grotesque, cette déplorable dégradation d’un héros, touche Ulysse de compassion, et lui inspire un triste retour sur le néant des choses humaines. « Tu vois, lui dit Minerve, ce que c’est que la puissance divine !… — J’ai pitié de ce malheureux, répond Ulysse. Il est mon ennemi, mais le châtiment qui pèse sur lui me fait penser à ce que je suis moi-même. Je le vois, nous ne sommes rien que de vains simulacres ; nous tous tant que nous sommes, rien que des ombres sans réalité ! — Ainsi donc, lui dit alors Minerve, maintenant que tu as vu un pareil exemple, garde-toi de prononcer jamais une parole superbe contre les dieux, et ne

  1. Dante, Inferno.