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LE DERNIER OBLAT.

tant de fois alors traîna le génie, la beauté, la vertu, l’éloquence, aux gémonies populaires. Les victimes étaient debout, et semblaient dominer du haut de leur martyre la foule qui les insultait. Parmi elles, on voyait une jeune femme vêtue de blanc et belle encore sous la pâleur du supplice ; ses cheveux blonds coupés laissaient voir les délicates lignes de son cou frêle et arrondi, et ses mains blanches et nues pressaient la tête d’une vieille femme dont le visage était appuyé contre sa poitrine ; près d’elles, une autre femme priait, les yeux levés au ciel, et comme exaltée dans des pensées religieuses.

À la vue de ce groupe, Estève jeta un cri qui se perdit au milieu des clameurs de la multitude ; puis, au risque d’être écrasé par les chevaux, il se précipita au-devant de la fatale charrette. Les soldats le repoussèrent parmi la foule ; il s’élança encore et marcha quelque temps à côté de la charrette, près à chaque instant d’être broyé sous les roues. Mais Mme de Champreux ne le voyait pas. Indifférente aux cris de la multitude, les yeux baissés, elle s’unissait avec un calme sublime aux ferventes prières de Mlle de La Rabodière, et pressait de temps en temps de ses lèvres les cheveux de son aïeule, qui, penchée sur son sein, l’étreignait convulsivement. Le trajet dura une heure, un siècle d’agonie pour l’infortuné qui devait survivre à ces nobles victimes. Enfin, lorsque le lugubre cortége, arrivé sur la place de la Révolution, se trouva en face de l’échafaud, Estève fit un suprême effort et se jeta sous les pieds des chevaux, poussé par la volonté de prolonger ainsi, ne fût-ce que d’un seul moment, la vie de Mme de Champreux. En effet, le fatal tombereau s’arrêta. On releva Estève, blessé seulement ; il n’avait pas perdu connaissance, et résistait à ceux qui voulaient l’entraîner. Mme de Champreux leva les yeux alors et reconnut celui qui avait tenté de mourir pour elle ; une faible rougeur ranima son pâle visage ; elle mit une main sur son cœur, comme pour adresser à Estève un adieu suprême, et, baissant ensuite la tête, elle sembla vouloir lui faire comprendre qu’il serait le dernier objet que ses regards eussent rencontré sur la terre.

Lorsque la charrette se remit en marche, Estève était évanoui. On le transporta sous les arcades du garde-meuble. Quand il reprit ses sens, tout était fini, et la foule s’écoulait lentement du côté des Tuileries. Sa première pensée fut de se relever pour faire entendre à ceux qui l’entouraient un cri, une parole qui l’eût envoyé le lendemain à l’échafaud ; mais, au moment de terminer ainsi sa déplorable vie, une voix intérieure l’arrêta : il venait de se souvenir des deux vieillards qui l’attendaient depuis la veille.