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ment plus réservée ; cependant, à travers la retenue de ses manières, elle laissait apercevoir une sorte de bienveillance et de discret intérêt. Elle adressait rarement la parole à Estève, et pourtant il était facile de voir le goût qu’elle prenait à son entretien par l’attention qu’elle y prêtait. Mais la personne qui lui témoignait le plus de sympathie était cette bonne Mlle de La Rabodière, dont la mémoire était un répertoire complet des anecdotes de famille et de toutes les illustrations de la maison de Leuzière. Elle s’était prise d’une particulière affection pour lui, parce qu’il avait dans la physionomie quelque chose d’un homme qu’elle aima jadis d’un amour tout-à-fait malheureux. Il n’y a pas d’amitié plus charmante que celle d’une femme qui a pris son parti d’être vieille, et dont le cœur a conservé quelque jeunesse : Estève en fit l’expérience ; Mlle de La Rabodière fut pour lui, dans la nouvelle vie où il était entré, ce qu’avaient été naguère le maître des novices et le père Timothée, la providence calme et consolatrice vers laquelle il se réfugiait dans ses mauvais momens.

Un soir qu’il n’y avait d’autre étranger qu’Estève à Froidefont, le petit cercle intime de la marquise était réuni autour de la table, dans le salon d’été. On causait librement, comme en famille ; la vieille dame faisait des histoires de l’ancienne cour. Elle se mit à raconter celle de ce beau Létorières, qui s’était fait aimer de Mlle de Soissons.

— C’était un mince cadet de famille, dit-elle, un de ces petits gentilshommes qui viennent au monde dénués de tous biens, mais qui se tirent d’affaire par leur bonne mine et leur bravoure. Mlle de Soissons le connut je ne sais comment, et se prit pour lui d’une telle passion qu’elle se mit en tête de l’épouser, elle qui tenait aux plus grandes maisons du royaume, et que le roi de Sardaigne appelait sa cousine ! Sa tante, Mme de Soubise, en avait tant d’indignation et de souci, qu’elle la fit entrer à l’abbaye de Montmartre. Mais les deux amans continuèrent de se voir à la mode d’Espagne, c’est-à-dire à travers les grilles et en passant par-dessus les murs avec des échelles de corde, si bien qu’on ne parlait que des inventions romanesques de Létorières pour pénétrer dans le couvent. Le baron d’Ugeon, qui était un gentilhomme des Rohan-Soubise, prit à mal tous ces bruits, provoqua en duel l’heureux amant de Mlle de Soissons, et lui donna un grand coup d’épée dans le côté. On le transporta ainsi féru et quasi mourant dans un petit logis qu’il occupait hors Paris, sur le chemin de Montmartre. Mais, voyez la folie de ce pauvre amoureux ! sans attendre sa guérison, il sort une nuit, et, comme de coutume, franchit les murailles de l’abbaye pour aller à son rendez-vous. Le