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L’ARCHIPEL DE CHAUSEY.

petites balanes qui les couvrent et changent leur surface en une véritable râpe. Au bout de deux jours d’exercice, il était tellement aminci, que le moindre contact devenait douloureux. Alors je me rabattais sur les sables, dont j’ai certainement remué quelques centaines de charretées. Deux pelles en fer sorties des ateliers de l’île, furent tordues ou brisées dans ces explorations ; la troisième résista, mais aussi dix livres de fer environ avaient été employées à fabriquer sa large spatule, terminée par une pointe en acier, et son manche épais d’un demi-pouce. Cet instrument, quoique un peu lourd, m’a été fort utile, et je le recommande aux naturalistes explorateurs des côtes.

Un exercice violent sur le bord de la mer vaut au moins, comme assaisonnement, les jeux du cirque et les bains de l’Eurotas : je revenais de ces excursions avec un véritable appétit de Spartiate. On comprend que le menu de mon dîner ne variait guère, Le homard formait presque toujours le plat de résistance, et remplaçait pour moi le bouilli classique des petits ménages. La bonne Normande qui faisait à mes dépens son apprentissage de cordon bleu y joignait d’ordinaire un merlan ou une plie, pêchés le matin même. Tous les dix ou douze jours il m’arrivait du continent un peu de viande fraîche, et jamais habitué des salons de Véry ou des Frères Provençaux ne s’est promis plus de jouissances gastronomiques à l’aspect du plus succulent chef-d’œuvre culinaire, que moi en voyant fumer sur ma table un morceau de bœuf ou de mouton bouilli. Parfois un pêcheur reconnaissant payait mes consultations d’une assiette de chevrettes, préparées et choisies bien mieux que chez Chevet, ou bien le brave Balüe m’apportait de la terre ferme une assiette d’artichauts, en souvenir du doigt que je lui avais conservé. Le cidre aigrelet de la ferme arrosait ces mets peu recherchés, et j’ajoutais à cette liqueur débilitante quelques verres du vin qui se vendait dans l’île sous le nom pompeux de Bordeaux.

Ce genre de vie, si varié dans son uniformité, était interrompu de temps en temps par les visites des cotres. C’était alors jour de vacance. Mon couvert était toujours mis à bord, et je n’étais pas fâché de rentrer pour quelques heures dans le monde civilisé. Quelquefois ils arrivaient portant de gais passagers que l’attrait d’une partie de pêche engageait à braver le mal de mer. Un jour même l’Espiègle débarqua sur Chausey quelques bonnes mère de famille et un essaim de jeunes filles rieuses, toutes fières d’une traversée dont rien n’avait troublé les plaisirs. Il me serait difficile de dire ce que j’éprouvai en