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HORACE.

commander à l’univers dompté, un ou deux hommes, les maîtres visibles de leur siècle. D’un poète comme Horace, la vie se devine, elle est partout, dans ses vers, dans ses bonheurs, dans ses transports, dans son silence. Quand il a parlé avec une reconnaissance respectueuse de son père, si bon, si dévoué, si fidèle ; quand il a révélé, un soir, après boire et sans trop de cérémonie, trois ou quatre maîtresses insouciantes, jolies, légères, trompeuses comme les vents ; quand il vous a dit le nom des deux ou trois hommes qui l’ont aimé, qui l’ont adopté, qui l’ont appelé leur ami, qui se sont informés chaque année de ses amours, de ses vins, de sa maison des champs ; quand par hasard, un jour de fête, il s’est rappelé qu’il avait justement l’âge de cette honorable bouteille remplie sous le consulat de Plancus, un pareil homme vous a dit tout ce qu’il sait lui-même de sa propre biographie. Il ne sait rien de plus, sinon qu’un jour il a pensé être écrasé par la chute d’un arbre, et qu’il a eu grand’peur. Que voulez-vous qu’il vous dise en effet des jours d’autrefois qui se sont envolés si vite, hélas ! Cet homme-là ne voit pas, il rêve ; il ne vit pas, il dort. Il ne s’inquiète guère que de l’art dont il est le créateur et le maître souverain. Que lui font à lui toutes ces questions de liberté et d’esclavage, de république et de monarchie, de Brutus et de César ? Il en a entendu parler autrefois, quand il était un tout jeune homme, quand il se battait dans les plaines de Philippes pour une abstraction réalisée, quand il n’avait plus une sandale à ses pieds, plus un seul écu dans sa bourse, plus un seul arpent de terre, plus un seul esclave ; mais aujourd’hui lui-même, lui le poète, lui le rêveur, lui qui s’en va dans Rome songeant à toutes sortes de bagatelles, lui l’ami de Mécène, comment voulez-vous qu’il aille se mêler de nouveau à ces interminables disputes, dans lesquelles se sont brisés tant de glaives et tant d’ames fortement trempées ? Il me semble que j’entends, à ce propos, notre poète qui s’écrie : Mais vous n’y pensez pas, mon ami, vous n’avez donc rien à faire aujourd’hui ? Pas une lecture ? pas une visite ? pas un rendez-vous ? pas une petite accusation à porter en plein Forum ? Tant pis pour vous ; pour moi, j’ai hâte de quitter les rues bruyantes ; mon esclave, qui cultive mon jardin, est à m’attendre paisiblement dans le cabaret qui est tout auprès de ma douce métairie. Nous remettrons notre dissertation politique à un autre jour, s’il vous plaît.

D’où il suit qu’à coup sûr il n’y a pas à écrire la biographie d’un poète comme le poète Horace ; il a vécu de la vie de son siècle, il a vécu de la vie de l’empereur Auguste, et de la vie de Mécène, son