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LITTÉRATURE ANGLAISE.

qui, employant les idiomes variés de la souche teutonique, a résisté à cette éducation de Rome. L’Espagne, je l’ai dit, fait exception ; c’est une transfuge romaine qui a passé dans le camp teutonique.

Mais en quoi consiste l’opposition si tranchée et si profonde des deux systèmes ? On a voulu expliquer ce contraste par plus d’un raisonnement et plus d’une antithèse. On a dit que l’un était méridional, l’autre septentrional ; l’un païen, l’autre chrétien ; l’un plus amoureux de la forme, l’autre de la pensée ; l’un plus attaché à l’ordre, l’autre plus fier de son indépendance. Toutes ces explications ne me paraissent pas suffisantes, et le nœud de la question n’est pas là.

Le génie romain-grec a pour but l’art lui-même. Le génie teutonique a pour but l’étude de la vie humaine. Les uns vont de la vie à l’art, et les autres de l’art à la vie. Pour les uns, la fin, c’est l’art : ils veulent créer une chose belle. Pour les autres, la fin, c’est la vie humaine, ils veulent s’en rendre compte. Avec la tendance vers l’art on peut prêter une forme convenable à des œuvres assez belles en apparence, mais qui ne disent rien ; il suffit, pour cela, d’imiter exactement les modèles et de calquer les formes ; seulement on ne reproduira pas la vie. Le penchant vers l’étude de la vie peut produire des observations très importantes sous une forme très incomplète. Les œuvres de l’Allemand Novalis, ou du Français Saint-Martin (le philosophe inconnu), sont excessivement défectueuses quant à l’art ; elles n’ont ni proportion, ni terme, ni limites ; elles flottent comme des nuages, mais ces nuages sont remplis de clartés. Les œuvres du Trissino en Italie, et de quelques Français, par exemple la Navigation d’Esménard, offrent l’exemple contraire. Ce sont des choses assez belles quant à l’art, et des copies assez heureuses d’une très harmonieuse forme ; mais elles sont vides quand on y regarde de près, et ne touchent à rien de ce qui concerne intimement la vie humaine, notre grande affaire. D’une part, la plus belle forme que l’on ait jamais inventée est la forme grecque. De l’autre, par sa précision même, par sa beauté finie, son exactitude complète et son paganisme, elle ne peut comprendre toutes les observations et tous les travaux de l’homme moderne sur sa vie et son destin.

Je suis loin de prétendre que ce double courant de l’intelligence, ce double mode d’éducation, se trouvent également répartis dans les diverses régions dont j’ai parlé. Rome a exercé son influence sur les nations teutoniques ; le teutonisme a réagi sur les peuples romains. À mes yeux, le Gil Blas de Lesage, qui s’occupe surtout de la vie