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donne à l’intelligence de ramper, cet éditeur a-t-il commandé à sa traductrice de sacrifier le bon sens à la vente, et la sincérité de la copie à je ne sais quel charlatanisme du titre ? A-t-on pensé que cette brillante et neuve antithèse, Soir et Matin, ferait bien sur une affiche ? A-t-on cédé à cette universelle tyrannie du mensonge qui s’empare de toute notre époque, qui en est l’atmosphère et l’air ambiant, et qui fait considérer comme des monstres et des paysans du Danube tous ceux qui résistent encore, que le faux ennuie, que l’apparence lasse, que l’à-peu-près dégoûte, et qui cherchent là-haut un peu de lumière, un peu de vérité, un peu de bon sens ? Rares et singuliers personnages !

Bulwer explique lui-même, et de la façon la plus claire, le sens du titre qu’il a donné à son œuvre : Night and Morning. C’est la nuit du malheur et près d’elle l’aube renaissante, c’est la destinée de l’homme, tour à tour éclairée par l’aurore et plongée dans la ténébreuse lutte contre la peine. Titre plus allemand qu’anglais, il annonce l’effort actuel de l’intelligence britannique pour se retremper aux sources idéales de la Germanie. C’est le Dichtung und Warheit de Goethe[1], une antithèse métaphysique, une énigme morale proposée au lecteur. Mais Soir et Matin, titre qui appartient à Mlle Sobry, offre un des plus fiers contre-sens que l’on puisse jeter à la tête du public blasé, indifférent et dédaigneux.

Dans la pensée de Bulwer, son roman nouveau, c’est le grand échiquier de la vie : noir et blanc, jour et nuit, lumière et ténèbres, misère imméritée et prospérité insolente, ignorance et savoir, le mingled yarn, le tissu mêlé de Shakespeare, idée profondément septentrionale et allemande, qui se trouve aussi, moins vive et moins énergique, au fond des œuvres de Walter Scott. C’est encore le jeu immense de ce spéculateur que les hommes appellent le hasard ; la mansarde et le salon, l’habit d’or et l’habit de bure ; lutte éternelle, contraste sans terme ; la vie enfin.

En critique honnête homme, je dois prévenir le lecteur français que, s’il parcourt la traduction donnée sous le nom de Mlle Sobry, il ne fera connaissance ni avec Bulwer ni avec le roman nouveau de cet écrivain. La négligence littéraire est devenue commune, je le sais ; personne ne s’embarrasse guère du plus ou moins de fidélité des traducteurs : signe évident du peu d’intérêt véritable que nous inspirent encore les travaux intellectuels. Mais rarement on a poussé

  1. L’autobiographie de Goethe porte ce titre : Poésie et Vérité.