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et de cette innombrable armée poétique cinq à six noms à peine sont parvenus au public.

M. Auguste Barbier, dont nous avons à nous occuper à propos des Chants civils et religieux qu’il vient de faire paraître, a eu le bonheur, et ces bonheurs-là n’arrivent qu’à ceux qui les méritent, de débuter par un coup d’éclat qui attira tout d’abord sur lui l’attention générale et lui conquit soudainement sa réputation. Nous voulons parler de la Curée, qui est restée une des plus belles œuvres du poète. M. Auguste Barbier offre cette particularité singulière dans l’histoire physiologique de la poésie, que son talent a donné des fruits sans avoir produit de fleurs : il n’a pas eu les tâtonnemens de la première manière ; on n’a pas vu chez lui les transformations successives par lesquelles l’artiste arrive à formuler complètement son idéal. Chose rare, sa première pièce contient l’expression la plus violente de sa pensée, toutes ses qualités et aussi tous ses défauts ! Il n’a pas brûlé ses vaisseaux, et s’est mis dans l’impossibilité d’aller plus loin. Il ne peut pas ajouter une spirale à la spirale inférieure de son œuvre, et monter ainsi par un mouvement progressif jusqu’au sommet souhaité et prévu d’avance. D’un bond, il s’est élancé à son but, et l’on peut même dire qu’il l’a dépassé. Mûri par le brûlant soleil de juillet, le talent de M. A. Barbier a éclaté comme ces gigantesques fleurs d’aloès qui s’ouvrent avec un coup de tonnerre. L’art même semble étranger à ce développement que le poète pouvait fort bien ne pas avoir prévu ! Et c’est une position difficile que celle des écrivains qui débutent par leur chef-d’œuvre.

M. Auguste Barbier est avant tout moraliste et rhéteur ; chez lui l’indignation fait le vers aussi souvent que chez Juvénal ou Perse : tout a un but visible, un dessein transparent. Le penseur, préoccupé trop fortement de la difformité morale, oublie la beauté éternelle de la création et laisse dans l’ombre les profils sourians et les perspectives heureuses. Le fougueux hippogryphe de l’hyperbole, fouaillé à grands coups d’iambes, l’emporte hors de la réalité dans le domaine grimaçant de l’horrible. Le besoin de frapper fort pour stygmatiser le vice, pousse le poète à des excès de paroles qui ne sont pas dans les limites de l’art. Assurément nous ne sommes pas de ceux qui demandent des périphrases ou des équivalens ; nous n’avons pas d’horreur académique pour le mot propre, et nous trouvons que les idées sont déjà bien assez difficiles à traduire, sans décimer le vocabulaire ; mais M. Barbier ne se contente pas toujours du mot propre, il va jusqu’au mot sale : ainsi il mettra soûl pour ivre, charogne pour cadavre, gueux pour pauvre, etc. Nous ne faisons qu’indiquer la nuance ; mais ces quelques exemples, qu’on pourrait multiplier à l’infini, suffiront pour nous faire comprendre. Avec ce parti pris de style hardiment mené jusqu’au bout, M. Barbier a produit des effets nouveaux dans la langue et d’une énergie extraordinaire ; sa phrase est large, ample, éloquente, d’une trivialité robuste, d’un mouvement soudain, se prêtant à tous les emportemens de l’indignation et de la satire ; mais quelquefois la force est remplacée par la violence, la franchise par le cynisme (cynisme honnête et