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FRANKLIN.

leriez assez mal, vous triompheriez sans peine, par un faux semblant d’intégrité, du plus brillant orateur qui soit au monde. Je suis si persuadé de l’importance du crédit et du règne de l’apparence dans les affaires publiques, que, selon moi, Jean Wilkes aurait pu détrôner George III, si ce dernier n’avait pas eu la réputation d’un bon père de famille, et si Wilkes n’avait pas passé pour un coquin. »

Franklin avait appris ce que valent l’apparence et la confiance ; par elles il avait tiré de la cour de France, entre 1776 et 1781, 3 millions par an, 4 millions pendant l’année 1781, et de plus un subside de 6 millions, accordé comme don pur et simple par Louis XVI.

La disposition naturelle de Franklin l’inclinant vers un honnête et doux équilibre de toutes les facultés humaines, il imagina faussement que la plupart des hommes lui ressemblaient, et qu’il suffisait de leur apprendre l’art de la vertu, comme on apprend les échecs ou le mécanisme d’un instrument. Mais cet art de la vertu est une erreur ; on rédigerait tout aussi bien l’art du vice et même l’art du crime. Machiavel a donné au monde l’art de la fraude, et Bacon l’art du succès, sous le titre de Moral Essays. En détachant l’idée divine du code moral, Franklin a commis une grande faute ; il a enlevé le type suprême du beau et du juste, le sublime et nécessaire couronnement de toutes les théories. Fils d’une race profondément pieuse, et qui avait tout sacrifié à cet idéal dont je parle, il n’a pas vu que ces vertus de tempérament et d’habitude qui étaient en lui, et qui circulaient comme l’air ambiant à travers la société américaine, n’étaient, après tout, que le résultat du puritanisme, c’est-à-dire du plus sévère idéal que les hommes aient jamais proposé à leur admiration terrestre. De là cette théorie de l’utile, qui a rabaissé chez les nations modernes toutes les idées nobles, courageuses et héroïques ; de là cette croyance si dangereuse, qui a transformé l’égoïsme en culte universel. Pour l’homme sans passion, le bonheur et l’utilité sont dans une vie calme, réglée et honnête, telle que Franklin la recommande ; pour l’ame violente et les sens fougueux, l’utile, c’est la volupté, l’ambition, l’usurpation, les jouissances.

La philosophie de Franklin nous semble donc pécher par sa base. Mais ces observations, qui nous sont suggérées par la publication de M. Jared Sparks, c’est-à-dire, par les cinq mille pages que nous avons dû lire, si elles détruisent quelques-unes des erreurs populaires qui se sont accréditées dans ces derniers temps, ne peuvent qu’affermir l’estime et l’admiration dues, sous d’autres rapports, à un charmant écrivain, à un moraliste ingénieux, et surtout, ce qui a