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une image naturelle et rare, développée dans une heureuse plénitude. C’est tiré d’une élégie où il exprime ses ennuis quand il perd de vue sa dame, et où il se plaint de leurs tourmens inégaux dans l’absence :

Mais las ! pourquoy faut-il que les arbres sauvages
Qui vestent les costeaux ou bordent les rivages,
Qui n’ont veines ni sang qu’Amour puisse allumer,
Observent mieux que nous les loix de bien aimer ?

On dit qu’en Idumée, ès confins de Syrie,
Où bien souvent la palme au palmier se marie,
Il semble à regarder ces arbres bienheureux,
Qu’ils vivent animez d’un esprit amoureux ;
Car le masle, courbé vers sa chère femelle,
Monstre de ressentir le bien d’estre auprès d’elle :
Elle fait le semblable, et pour s’entr’embrasser
On les voit leurs rameaux l’un vers l’autre avancer.
De ces embrassemens leurs branches reverdissent,
Le ciel y prend plaisir, les astres les bénissent,
Et l’haleine des vents souspirans à l’entour
Loue en son doux murmure une si sainte amour.
Que si l’impiété de quelque main barbare
Par le tranchant du fer ce beau couple sépare,
Ou transplante autre part leurs tiges désolez,
Les rendant pour jamais l’un de l’autre exilez ;
Jaunissans de l’ennuy que chacun d’eux endure
Ils font mourir le teint de leur belle verdure,
Ont en haine la vie, et pour leur aliment
N’attirent plus l’humeur du terrestre élément.

Si vous m’aimiez hélas ! autant que je vous aime,
Quand nous serions absens ; nous en ferions de mesme ;
Et chacun de nous deux regrettant sa moitié,
Nous serions surnommez les palmes d’amitié[1]

Nous tenons la plus belle page, et même la seule vraiment belle page de Bertaut. Ailleurs il n’a que des notes éparses ; ici il prend de l’haleine ; la force de la sensibilité a fait miracle et l’a ramené à la poésie continue de l’expression :

Loue en son doux murmure une si sainte amour.
  1. « Cette comparaison, dit M. H. Martin en son mémoire, avait déjà été exprimée avec une heureuse simplicité dans le Lai du Chevrefoil, par Marie de France, poète français du XIIIe siècle. Elle a été développée avec une admirable poésie dans l’élégie de Goethe, intitulée Amyntas. »