Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 26.djvu/563

Cette page a été validée par deux contributeurs.
559
ANCIENS POÈTES FRANÇAIS.

pas à justifier tel ou tel détail de jugement particulier trop court, trop absolu, mais la ligne même, la courbe générale de mon ancienne opinion, les proportions relatives des talens. Dans la marche et le départ des écoles littéraires, l’essentiel pour la critique qui observe, ou qui retrouve, est de battre la mesure temps.

Ronsard, au milieu du XVIe siècle, avait eu beau hausser le ton, viser au grand, et écrire pour les doctes : la poésie française était vite revenue avec Desportes à n’être qu’une poésie de dames, comme le disait assez dédaigneusement Antoine Muret de celle d’avant Ronsard[1]. Desportes passa de l’imitation grecque à l’italienne pure ; il sema les tendresses brillantes et jolies. Je me le représente comme l’Ovide, l’Euripide, la décadence fleurie et harmonieuse du mouvement de Ronsard. Bertaut en est l’extrême queue traînante, et non sans grace.

Que de petits touts ainsi, que de décadences après une courte floraison, depuis les commencemens de notre langue ! Sous Philippe-Auguste, je suppose, un je ne sais quoi de rude et d’énergique s’ébauche, qui se décore plus vivement sous saint Louis, pour s’allourdir et se délayer sous Philippe-le-Bel et les Valois. On recommence à grand effort sous Charles V le sage, le savant ; on retombe avec Charles VI ; on est détruit, ou peu s’en faut, sous Charles VII. Sous Louis XII, on se ressaie ; on fleurit sous François Ier ; Henri II coupe court et perce d’un autre. Et ce qui s’entame sous Henri II, ce qui se prolonge et s’asseoit sur le trône avec Charles IX, va s’affadir et se mignonner sous Henri III. Ainsi d’essais en chutes, de montées en déclins, avant d’arriver à la vraie hauteur principale et dominante, au sommet naturel du pays, au plateau. Traversant un jour les Ardennes en automne, parti de Fumay, j’allais de montées en descentes et de ravins en montées encore, par des ondulations sans fin et que couvraient au regard les bois à demi dépouillés ; et pourtant, somme toute, on montait toujours, jusqu’à ce qu’on eût atteint le plateau de Rocroy, le point le plus élevé. Ce Rocroy (le nom y prête), c’est notre époque de Louis XIV.

À travers cette succession et ces plis de terrain dont M. Ampère aura le premier donné la loi, on peut suivre la langue française actuelle se dégageant, montant, se formant. On n’a long-temps connu

  1. « Qui se vernaculo nostro sermone poetas perhiberi volehant, perdiu ea scripsere, quæ delectare modo otiosas mulierculas, non etiam eruditorum horminum studia tenere possent. Primus, ut arbitror, Petrus Ronsardus… » Préface en tête des Juvenilia de Muret (1552).