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dommage des chrétiens, le vaillant comte de Cifuentes, porte-étendard royal et gouverneur de Séville, un des meilleurs compagnons d’armes des deux héros de cette guerre, le marquis de Cadix et don Alonzo d’Aguilar, fut fait prisonnier par les Maures commandés par El-Zagal. Le comte avait besoin d’un homme sûr et habile pour diriger ses vastes domaines pendant sa captivité ; il fit choix de Ximenès. Ce choix montre à quel point la renommée de Ximenès était déjà parvenue. C’est encore de nos jours en Espagne une situation très briguée que celle d’administrateur-général des biens ou états (estados) d’un de ces grands qui possèdent quelquefois des provinces entières ; elle l’était bien plus encore dans ces temps où le régime féodal subsistait dans toute sa force et assurait à chaque seigneur tous les droits de la souveraineté dans ses terres.

On aurait dit que la fortune de Ximenès était faite. Tout autre que lui aurait joui en paix des emplois éminens dont il était revêtu et du brillant avenir qui s’ouvrait devant lui. Ce fut au contraire le moment qu’il choisit pour prendre tout à coup une résolution éclatante et extraordinaire. Il résigna tous ses bénéfices à Bernardin de Cisneros, le plus jeune de ses frères, et se fit cordelier. Il entra comme novice dans le couvent de San Juan de los Reyes à Tolède, récemment érigé par Ferdinand et Isabelle, en exécution d’un vœu qu’ils avaient fait durant la guerre.

Ce fait est encore un de ceux qui caractérisent le plus Ximenès et qui peuvent le mieux expliquer son influence sur les destinées de son pays. Ses panégyristes ont attribué à la seule ferveur de sa foi cette brusque vocation pour le cloître ; mais la piété la plus vive peut facilement se satisfaire dans les pratiques du clergé séculier, et il paraît plus naturel de supposer que Ximenès fut poussé à prendre ce parti par un tour particulier de son caractère. Il était triste, disent les contemporains, et enclin à la mélancolie ; ce que sa vie avait eu jusqu’alors de chanceux avait dû développer en lui le goût du fantasque et de l’imprévu. L’excessive sévérité de la règle répondait seule à ce besoin de son esprit, qui le portait à rechercher l’extrême en toute chose. C’est par ces divers côtés qu’il s’associa si fortement à une des plus puissantes tendances du génie espagnol de son temps, celle qui a dominé avec lui et par lui, la tendance à l’esprit monastique. L’esprit monastique est l’abîme où est venue tomber l’Espagne du moyen-âge, avec ses brillantes qualités et ses défauts plus brillans encore peut-être ; c’est là qu’ont abouti, par une fatalité singulière cette aspiration vers un idéal de gloire et de grandeur, cette soif