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du régime sociétaire sera de changer complètement le milieu où s’exerce l’activité humaine, et que de nouvelles influences modifieront essentiellement l’humanité elle-même.

Je retournerai contre vous cet argument et je vous dirai : Lorsque vous vivez par l’imagination dans vos phalanstères, et que vous y fontionnez vous-mêmes comme un des rouages du mécanisme général, vous ne vous sentez pas portés à faire abus d’une liberté sans contrepoids. Vous ne craignez pas de décheoir jusqu’à certains dérèglemens ; votre conduite antérieure et vos sentimens éprouvés vous en assurent. Mais vous êtes dupes d’une étrange illusion. Ne voyez-vous pas que vous entrez aujourd’hui dans le phalanstère avec un ensemble de sentimens et d’idées qui sont précisément votre sauve-garde ; que malgré votre révolte, vous êtes encore sous l’empire d’une loi morale qui vous a pénétrés et qui vous gouverne à votre insu ? la langue que vous parlez, et qui commande une certaine retenue à votre esprit, les convenances que vous subissez, les mouvemens généreux qui vous sont habituels, vos sympathies pour les actes louables, vos répugnances pour d’autres actes réputés malhonnêtes, mille influences inaperçues, quoique de tous les instans, ont agi sur vous dans l’état social, et ont enrichi votre nature. Votre éducation, pour tout dire en un mot, vous préserve des conséquences de vos doctrines ; cette civilisation que vous calomniez avec tant d’amertume, vous garantit contre le désordre de vos propres idées. Vous lui devez, non pas seulement votre tendance morale, mais votre constitution physique. Si vous avez l’honneur d’appartenir à une race qui domine les autres ; si vous possédez cette ampleur de facultés, dont vos écarts même sont la preuve, ce n’est pas là un simple effet du hasard. Il a fallu qu’avant vous des générations fortes et naïves s’inclinassent sous le joug des principes sévères, sachez-le bien, et sachez aussi qu’en rejetant aujourd’hui ces principes, vous reniez le plus pur du sang de vos pères.

J’admettrai donc qu’un phalanstère fondé présentement, avec des hommes imbus de l’éducation sociale, pourrait fonctionner avec régularité et décence. Mais qu’arrivera-t-il lorsque apparaîtront des générations dégagées de tout frein, et élevées dans cette conviction, que la seule faute possible serait de résister à l’impulsion du désir ? J’entends les fouriéristes s’écrier qu’alors seulement commencera l’âge d’or promis à l’humanité ; alors l’attraction passionnée, ne rencontrant plus d’obstacles, produira l’harmonie universelle ; l’équilibre sera si parfaitement établi, que les écarts deviendront impossibles, que le mal n’existera plus sur la terre ! Certes, si la formule de Fourier devait enfanter tant de belles choses, ce serait trop peu que de le placer sur la ligne de Newton, comme font ses disciples : il serait plus qu’un homme et mériterait des autels. En effet, le philosophe anglais n’a pas inventé ; il a observé et raconté ce qui était avant lui. Fourier, au contraire, est créateur : il indique ce qui doit être, ce qui sera. Ici une objection se présente. S’il a été dans l’intention de Dieu, comme on nous le dit, que les hommes fussent nécessairement bons et heureux, pourquoi sont-ils devenus malheureux et méchans ?