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glement qui constitue l’état morbide. Dans son tableau du système passionnel tracé d’après Fourier, M. Considérant admet douze passions fondamentales qui sont par elles-mêmes fort innocentes ; mais que ces mêmes passions soient excitées, et elles se changeront en vices. Le désir légitime d’assurer son bien-être touche à l’avarice ; l’ambition effrénée ne sera plus qu’un odieux despotisme ; l’amour immodéré se dégradera jusqu’à la débauche ou deviendra en s’aigrissant de la jalousie, de la haine[1]. Se maintenir autant que possible à l’état sain, telle fut en tout temps l’étude des sages, et la morale n’est pas autre chose qu’une sorte d’hygiène appropriée à ce but. Imaginer un ordre de choses dans lequel les mouvemens de l’ame ne seront jamais désordonnés, affirmer que les passions ne tomberont jamais à l’état maladif, c’est soutenir une prétention aussi insensée que serait celle d’abolir les maladies et les infirmités corporelles.

Tel est pourtant le principe générateur du système phalanstérien. Les passions, ose-t-on nous dire, ne deviennent des vices dans le monde civilisé que parce qu’elles sont contrariées. Mais il en sera tout autrement dans un monde où chacun s’adonnera à l’occupation de son goût et changera de travail vingt fois par jour s’il a le goût du caprice, où nul individu ne sentira les atteintes du besoin, où nulle cupidité ne sera limitée, nul amour-propre humilié. Je ne puis comprendre, je l’avoue, une combinaison assez parfaite pour réaliser ces merveilles. Vous supprimez le mariage exclusif ; mais tous les désirs seront-ils nécessairement en correspondance ? La femme qui voudra reprendre sa liberté n’excitera-t-elle jamais la colère de son mari ? et le mari volage ne froissera-t-il plus la femme aimante ? Ne verra-t-on jamais les perfidies, les rivalités entre les prétendans ? Y aura-t-il attraction aussi vive pour la vieillesse et la laideur que pour la jeunesse et la beauté ? Comment empêchera-t-on les jalousies entre les maris de divers grades, entre les femmes inégales en droits, entre les enfans issus de ces accouplemens croisés ? Dans l’ordre des intérêts matériels, mêmes difficultés. On admet le capital transmissible et représenté par des actions, mais a-t-on prévu le cas où un capitaliste astucieux et rapace accaparerait presque toutes les valeurs représentatives d’un phalanstère ? La fortune qu’on daigne lui laisser ne serait qu’une dérision, si elle ne lui procurait pas quelques avantages interdits aux autres ; et s’il fait sentir quelque supériorité, n’excitera-t-il jamais l’envie ? Le jour où un seul de nos vices aura fait irruption dans un phalanstère, il ouvrira la porte à toutes les misères de l’état civilisé, et alors qu’adviendra-t-il de cette harmonie où le devoir, le dévouement sont systématiquement proscrits, où n’existe aucun moyen de contrainte matérielle ? Aux objections de ce genre, qu’on pourrait multiplier à l’infini, les disciples de Fourier opposent une réponse qui tranche le débat. Ils nous disent : Vous intervenez dans notre monde, civilisés que vous êtes, avec les préjugés et la corruption du vôtre. Vous oubliez que l’effet

  1. Les transitions de ce genre sont appelées, dans la langue du fouriérisme, des récurrences de sentiment.