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LE CAPITAINE GUEUX.

sent cent fois engagé à apprendre les mathématiques, afin de pouvoir passer ses examens ; il avait sans cesse trouvé des prétextes pour éloigner toute étude sérieuse. Il n’était qu’un matelot, mais un matelot de toute pièce, accompli, ayant navigué sous toutes les latitudes et résisté aux variations de tous les climats, supportant les fatigues et les privations de la mer avec insouciance, et tout aussi propre au dur service d’une pêche à la baleine dans les glaces du pôle, que capable de s’élancer à l’abordage, la hache d’armes d’une main, le pistolet de l’autre.

Quand nous disons qu’il était un matelot accompli, nous n’entendons parler que de sa force physique, de ses connaissances pratiques et de son courage ; de graves défauts ternissaient ses quelques bonnes qualités. Il jouait beaucoup, il buvait tout ce qu’il ne perdait pas au jeu et tout ce qu’il y gagnait, et il avait en outre le plus grand vice dont un marin puisse être affecté, il détestait la discipline. La hiérarchie lui faisait horreur. Le mot de capitaine lui déchirait la bouche. Ce n’était qu’en frémissant qu’il portait la main à son chapeau ciré, lorsque, enrôlé par force dans la marine militaire, il était obligé de saluer ses chefs de tous les grades. Combien de fois n’avait-il pas été mis aux fers pour leur avoir manqué de respect ou pour cause de désobéissance ! Le marin, pour lui, c’était le matelot ; le reste ne comptait pas. Qui ferle les voiles pendant les gros temps ? se disait-il, qui pèse sur les cordages raidis par le froid ? qui tourne au mouillage la roue du cabestan ? qui arrache l’ancre du fond rocailleux de la mer ? qui tient d’une main ferme le gouvernail ? n’est-ce pas le matelot ? Il eût été parfaitement inutile de lui faire observer que sans l’intelligence du capitaine les voiles, les cordages, le gouvernail et l’ancre fonctionneraient sans but comme sans utilité ; il n’eût pas écouté, il n’aurait pas voulu comprendre. S’il eût compris, il aurait été obligé de soumettre sa capacité à celle d’un autre, de reconnaître des supériorités, et, les ayant reconnues, de leur obéir. Précisément c’était là l’incurable infirmité de son caractère.

À l’époque où il hérita des 20,000 francs de son oncle le tisserand de Vannes, somme énorme en Bretagne et en Normandie, la France était en guerre à peu près avec tout le monde ; c’était en 1802 ou 1803. Le moment était peu favorable au commerce. D’ailleurs notre personnage ne l’aimait pas plus qu’il n’y était propre. Quel écoulement ménagerait-il à ses 20,000 francs ? Libéré du service, il n’avait plus rien à démêler avec la conscription ou la levée des matelots. Après un an de séjour à terre, il commença pourtant à se lasser de