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moment où un nouveau prédicateur montait sur la table qui servait de chaire ou de tribune. C’était un personnage maigre, pâle, exténué, l’œil cave, le front entouré d’un foulard rouge qui semblait redoubler sa pâleur de cadavre, le cou nu et l’air si profondément douloureux et résigné, qu’on l’eût pris pour un condamné marchant au supplice et non pour un ministre de l’Évangile. Il faisait peine à voir. Tout se tut. Il prononça lentement quelques mots, puis des murmures entrecoupés, puis un axiome, puis un autre, et, sa voix s’élevant par degrés, il entra dans son sujet, qui n’était autre qu’une effroyable peinture des supplices réservés aux damnés. Ses gestes s’animèrent, son œil s’enflamma, sa parole devint aigre et véhémente ; on le vit suer à grosses gouttes, et enfin ôter son habit Cette cérémonie achevée, il recommença son infernale description, dont toutes les images, empruntées à ce qu’il y a de révoltant et de hideux dans la vie physique, inspiraient un si profond dégoût et étaient tellement dénués de raison, de sens et de philosophie, que Slick et son compagnon quittèrent leurs places et sortirent de la grange, pendant que les femmes, épouvantées, tombaient dans des convulsions hystériques, poussant de longs hurlemens et se jetant dans les bras les unes des autres. — « Je spécule, dit Slick en sortant, que j’ai vu ce gaillard-là quelque part ; on prétend qu’il s’appelle Concorde Fisher ; mais c’est un faux nom, j’en suis sûr. » Il ne se trompait pas.

Le lendemain, il vit entrer dans la chambre de sa taverne ce terrible prédicateur, qui avait quitté le mouchoir rouge et qui lui dit tout bas : « Samuel, je vous ai reconnu hier ; c’est bien vous, et vous êtes précisément l’homme que j’ai le plus besoin de retrouver. Je suis Achab Meldrum. Mon cher ami, nous prêchons ici l’abstinence : il n’y a que cela qui réussisse dans ces cantons ; mais c’est ma foi plus facile à prêcher qu’à pratiquer. Je n’en puis plus ; au nom du ciel, faites-moi donner un verre d’eau-de-vie.

— Je calcule que c’est bien fait, répondit Slick, éternel hypocrite que vous êtes. Pourquoi diable ne buvez-vous pas votre eau-de-vie comme tout le monde, comme un homme, la main haute, au-dessus du comptoir, sans barguigner et sans niaiserie ? Je n’approuve pas toutes vos parades.

Cependant le brave marchand d’horloges fit apporter à son ancien condisciple la liqueur réconfortante ; et, lorsqu’il le vit un peu ranimé : — Ah ça ! lui dit-il, Achab, que diable venez-vous faire ici ? La dernière fois que je vous ai vu, votre commerce de sermons