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nant, laissez-moi tout entière à mes souvenirs. » Son amie lui serra la main en silence, et s’éloigna. La pauvre mère abattue et oppressée s’assit ; puis, me prenant la main et jetant un regard sur le portrait dégagé de son voile : « Vous savez tout, à présent, me dit-elle ; vous savez pourquoi j’ai été si vivement émue en vous voyant par hasard passer un jour devant ma demeure, pourquoi j’ai cherché à vous voir plus souvent, et pourquoi je vous ai aimé. Pardonnez-moi si l’affection que je vous ai témoignée s’adressait moins à vous qu’à un souvenir. Je n’ai cherché d’abord en vous, je dois l’avouer, qu’une ressemblance ; mais, après avoir trouvé celle de la physionomie, qui aurait bien pu ne produire dans mon esprit qu’une impression passagère, j’ai trouvé celle de l’ame et du caractère, qui m’a de plus en plus inspiré je ne sais quel indicible sentiment de tendresse et de reconnaissance comme si vous aviez vous-même préparé cette ressemblance pour me donner un bonheur illusoire, un doux mensonge, un rêve. Hélas ! celui dont vous voyez ici le portrait, celui qui vous ressemble tant et dont, par une singulière fatalité, vous portez le nom, il était, comme vous, jeune, bon, honnête. Malheureusement, il n’était pas si raisonnable que vous, il aimait les entreprises hardies, les rêves aventureux. Ce salon, où vous trouvez du luxe, lui semblait trop pauvre, cette ville trop obscure, ce pays trop étroit ; il voulait s’élancer dans l’espace, tenter les grandes choses. Les voyages les plus lointains, les projets les plus périlleux étaient ceux qui souriaient le plus à sa vive et ardente imagination. Je pouvais lui laisser une fortune assez considérable car, quoique je ne sois qu’une marchande de bric-à-brac, je ne compte point parmi les plus pauvres d’Utrecht. Mais la fortune ne lui suffisait pas, il voulait la gloire, la gloire des dangers, des explorations hasardeuses, des succès incertains, la gloire des Houtman, des Heemskerk, ces vaillans voyageurs de la Hollande. Que de fois, le voyant si désireux de s’élancer sur les flots de l’Océan, ne lui ai-je pas dit, comme la pauvre mère dont parle le poète de la Frise, Gijsbert Japick : Charles, Charles, pourquoi veux-tu partir ? la ville qui t’a vu naître est-elle donc si petite, la maison qui t’a abrité est-elle si triste, le cœur de ta mère est-il si pauvre, que tu ne puisses trouver dans l’aspect de cette ville, dans les joies du foyer paternel, dans la tendresse sans bornes qui a veillé sur ton enfance, un aliment suffisant pour ton ame et ton imagination ? Mais son père, dont l’autorité aurait soutenu la mienne, était mort ; mes vœux et mes prières furent inutiles. Cet enfant bien-aimé, ce fils unique partit. Il y a aujourd’hui vingt ans que je lui disais adieu sur la rade d’Am-