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LA HOLLANDE.

prendre notre modeste repas des éclats de rire et des plaisanteries assez grotesques. La bonne dame n’était plus jeune. À travers l’étoffe légère de sa coiffure, on ne voyait que des cheveux blancs, et les rides de son visage annonçaient bien soixante ans. Son nom ajoutait encore une autre singularité aux sentimens romanesques que nous lui supposions. Elle s’appelait Elvina Teederhart (cœur tendre). Parfois, quand mes amis me voyaient le front soucieux, l’esprit préoccupé de quelque ennui : Console-toi, me disaient-ils, le ciel t’accorde un cœur tendre dont soixante ans n’ont pu refroidir l’ardeur. — Il y avait en moi je ne sais quel sentiment confus qui protestait contre ces plaisanteries ; peu à peu cependant, soit par faiblesse, soit par entraînement, je m’y laissais aller et je riais franchement de ce qu’on appelait ma bonne fortune. Mais un jour que je me trouvais à quelques pas de distance de mes camarades dans la rue de la marchande, la bonne femme étant déjà sur sa porte, l’un d’eux me cria, en parodiant une de nos élégies : Accours, accours, ô trop tardif amant, ta jeune beauté t’attend ; — puis il lança un regard sardonique sur la marchande, et s’éloigna en poussant un éclat de rire répété par ses compagnons. Au même instant j’arrivais devant la boutique. — Je vis la pauvre femme rougir et pâlir. Elle jeta sur moi un regard d’une douceur et d’une tristesse inexprimables, puis elle s’enfuit au fond de son magasin. Je m’éloignai en silence, la tête baissée, mécontent de mes amis, mécontent de moi, poursuivi par je ne sais quelle vague inquiétude qui ressemblait à un remords. Comment ai-je pu, me disais-je, permettre que cette femme devînt le jouet de mes amis ? Qu’a-t-elle fait pour mériter un tel affront ? et comment me suis-je associé moi-même à d’indignes plaisanteries ?

Cette fois-là, il me sembla que la leçon de notre professeur était bien longue. J’essayai en vain d’y prêter quelque attention, et dès qu’elle fut achevée, je me hâtai d’accourir dans la rue de Mme Teederhart ; de loin, mon regard la cherchait avec une secrète sollicitude sur le seuil de sa porte, mais elle n’y était pas. En approchant de sa demeure, je m’arrêtai comme un flaneur devant les vitres des magasins, je passai devant le sien lentement, et un peu plus loin je m’arrêtai de nouveau et tournai la tête de ce côté ; attente inutile. Elle ne parut pas. Le lendemain et le surlendemain, je refis plusieurs fois et avec plus de lenteur encore la même promenade, sans être plus heureux. La porte de son magasin était ouverte, mais il semblait désert ; je n’y vis qu’un gros chat bien fourré, à moitié endormi entre deux vases de Chine, qui m’observait du coin de l’œil, et semblait réfléchir dans son demi-sommeil à mes allées et venues.