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enfin, un mur qui joignait la maison par laquelle nous étions entrés à une autre maison située en face et formant comme celle-ci le prolongement de l’amphithéâtre, complétait la clôture de l’enceinte, laissant seulement une porte ouverte à la foule qui entrait gratis dans le parterre.

Au moment où nous arrivâmes, un habile faiseur de tours, appartenant à la troupe, remplissait un entr’acte en passant entre les barreaux d’une échelle, sautant par-dessus des chaises, comme le font nos bateleurs en France. Cela n’excitait que très faiblement mon intérêt, de sorte que je donnai toute mon attention à l’assemblée dans laquelle nous nous trouvions et où nous étions les seuls Européens. Je remarquai d’abord vis-à-vis de nous, au milieu de toutes ces graves têtes de Chinois portant calotte noire ou chapeau conique, quelques jolies têtes de femmes, dont la coiffure, ornée de fleurs et d’épingles d’or, ne différait pas de celle des batelières. Leur costume, quoique très simple, était cependant plus soigné ; mais, bien qu’elles eussent le petit pied, ces belles aux yeux obliques devaient être d’une classe inférieure, les femmes des classes élevées ne se montrant jamais en public. Du côté où nous nous trouvions, mais tout-à-fait à l’extrémité, il y avait aussi trois ou quatre jeunes filles ; on semblait craindre de nous voir approcher d’elles. À nos pieds, sur les banquettes voisines, de bons bourgeois de Canton, établis sur le même banc depuis le matin peut-être, mangeaient des fruits et des bonbons que distribuaient des marchands ambulans ; d’autres fumaient tranquillement ces pipes en métal dont l’étroit fourneau ne contient qu’une pincée de tabac ; un domestique chargeait la pipe, l’allumait avec une espèce de mèche phosphorique, et ce manège se renouvelait souvent, car une longue aspiration suffisait pour en consumer le contenu. Tout ce monde m’intéressait beaucoup ; mais ce qui était réellement étonnant, ce que nous ne pouvions nous lasser de regarder, c’était le parterre. Figurez-vous des milliers de Chinois qui se sont mis nus jusqu’à la ceinture pour ne pas déchirer leurs habits, et qui ont roulé autour de leur tête leur longue queue, de peur qu’elle ne soit tiraillée dans la foule, se ruant, se pressant dans cette enceinte jusqu’à ne former qu’une seule masse compacte, un seul bloc de corps humains parfaitement joints, dont tous les vides ont été calés pour ainsi dire avec d’autres corps d’hommes ; imaginez ensuite, s’il est possible, l’effet d’un semblable tableau pour un spectateur placé aux premières loges. C’est une mer de têtes tondues de la même forme et de la même couleur ; on dirait la tête d’un seul homme répétée mille fois par un miroir à